Il faudrait compléter cet article par le bétonnage, dans le cadre de l’hyper-densification du Grand Paris, des parcelles de terrains de nos banlieues comme le Plateau de Saclay, mais cette analyse sur les liens entre bétonnage et émission des gaz à effet de serre est très pertinente. De quoi voir arriver AUTREMENT le sommet de la terre sur le climat à Paris-Le Bourget à la fin de cette année.
Le grand bétonnage, une bombe climatique
Par Jade LINDGAARD
Article publié le 27 juillet par Médiapart
Centre commercial d’Aéroville, tout près de l’aéroport de Roissy (DR). Aéroport de Notre-Dame-des-Landes, Center Parcs, autoroutes, zones d’activités commerciales : au nom du développement de l’activité économique, l’État mène une politique de destruction du territoire aux conséquences irréversibles. L’effet sur le climat est catastrophique : selon un calcul inédit de Mediapart, 100 millions de tonnes de CO2 sont émises chaque année, soit près de 20 % de toutes les émissions nationales, par ce bétonnage endémique.
Depuis la création de Mediapart, je reçois chaque mois des lettres d’opposants à des constructions de lotissements, de supermarchés, de parkings, de routes. La plupart sont de petits projets qui passent inaperçus au niveau national. Quelques hectares, quelques tonnes de ciment. Incapable de tout traiter, je les conserve dans un dossier dédié à côté de mon bureau, et dans les archives de mon ordinateur. Ce sont les témoignages d’une inquiétude diffuse, souvent sans grand moyen d’action, face au bétonnage continu et croissant du territoire national depuis 40 ans.
Chaque année, le développement de projets d’activité commerciale (centres commerciaux, centres de loisir, zones logistiques, entrepôts de stockage de la grande distribution…), d’infrastructures de transport (routes, lignes ferroviaires à grande vitesse…) et surtout de logements, détruit entre 50 000 et 100 000 hectares de terres et d’espaces agricoles en France. Les sols artificialisés, c’est-à-dire qui ont perdu leur état naturel, recouvrent 9,3 % du territoire (en métropole).
Ils ont augmenté de près de 70 % en 30 ans – moins depuis la crise de 2008 –, soit beaucoup plus vite que la population. L’équivalent d’un département disparaît tous les dix ans sous le béton. Plus d’un hectare sur deux est consommé par l’habitat individuel.
Ce grand bétonnage cause des dommages irréversibles aux terres agricoles. Entre 2006 et 2014, l’artificialisation s’est faite pour deux tiers à leurs dépens. Chantier après chantier, disparaissent les plaines, la beauté paysagère. Les oiseaux migrateurs perdent les mares où ils avaient l’habitude de se désaltérer. Des grenouilles, des campagnols, des tritons, des moineaux voient leur habitat rogné par les aires de parking. Le territoire se fragmente, s’imperméabilise et empêche les sols de résister aux inondations. Le cycle de l’eau se perturbe, créant un risque de pénurie, alors que la température se réchauffe, inexorablement.
Cette destruction du territoire est aussi une bombe climatique. Selon un calcul inédit réalisé pour Mediapart, le bétonnage du territoire français émet 100 millions de tonnes de CO2 chaque année. Cela représente 20 % de toutes les émissions de gaz carbonique du pays. C’est gigantesque. C’est presque autant que tous les rejets annuels des transports en France. Et pourtant c’est un chiffre tabou. Les émissions de CO2 du bétonnage en France sont invisibles. Elles ne sont pas mesurées. Elles ne sont pas suivies et ne font l’objet d’aucune politique de réduction. Les données de base sont éparpillées dans les tableaux de l’inventaire national des gaz à effet de serre. Chaque année, le Centre d’études sur la pollution atmosphérique, le Citepa, recense toutes les émissions de gaz à effet de serre sur le territoire national. Il les classe par secteur d’activité (énergie, agriculture, déchets…), selon la présentation habituelle des États. Dans son état « naturel », le sol est un capteur de CO2, alors que recouvert de béton ou de ciment, il perd sa capacité de stockage. Les experts du Citepa prennent donc en compte le changement d’usage des sols comme source de CO2 : 12,6 millions de tonnes pour la France entière en 2013 (voir le détail en Prolonger). Mais ils ne calculent pas les émissions dues aux chantiers, à la voirie induite, aux caractéristiques du bâti sur ces terrains artificialisés.
Bref, à toutes les activités qui se produisent sur les hectares en voie de dénaturalisation.
Myriade de petits projets
Pour obtenir le vrai bilan climatique du grand bétonnage, Mediapart a fait appel à une spécialiste des bilans carbone en France, Hélène Le Teno, ingénieure et directrice entreprise du cabinet de conseil Auxilia. Elle a patiemment agrégé les rejets de dioxyde de carbone nécessaires à la fabrication du béton et des matériaux de chantier, ceux des travaux, et enfin ceux des voiries (tunnels, métros, routes…) pour s’y rendre, une fois les constructions achevées. «Je ne prends pas seulement en compte la destruction du milieu mais aussi ce qui est construit sur le sol », explique-t-elle. Elle obtient ainsi l’estimation d’environ 100 millions de tonnes de CO2 annuels pour le bétonnage en France. C’est une évaluation prudente, qui ne tient pas compte des émissions de gaz à effet de serre produites par l’usage de ces sites, par exemple de toutes les voitures et de tous les camions qui vont rouler sur les nouveaux tronçons routiers et polluer l’atmosphère d’autres substances dangereuses (particules fines, dioxyde d’azote…).
Il ne serait pourtant pas difficile à l’État de surveiller les gaz à effet de serre du bétonnage : les projets d’activité commerciale font l’objet d’autorisation des préfets de région et de départements. Ils pourraient remonter chaque année le nombre d’hectares autorisés à la destruction. Ce suivi n’existe pas. Quant aux nouveaux logements, ils disposent de permis de construire délivrés par les mairies, et recensés dans la base de données Sitadel. Cette absence de coordination statistique fabrique l’invisibilité des effets climatiques de la destruction du territoire. Aucun outil n’est mis en place pour contrôler la consommation des espaces, alors qu’une multitude d’indicateurs sont utilisés chaque jour pour administrer la France. C’est plus que le signe d’une indifférence à ce saccage environnemental : le reflet d’une vision de l’aménagement du territoire inchangée depuis les Trente Glorieuses, et selon laquelle il est toujours bon d’ériger des bâtiments. Sans conscience que ces constructions diverses sont aussi des destructions du patrimoine et des richesses nationales.
Les grands projets d’aménagement, dits «grands projets inutiles et imposés » par leurs opposants, comme le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, le tunnel ferroviaire du Lyon-Turin, le grand stade de Lyon, le centre commercial Europa City… ne sont pas les seuls en cause. Il y a toute la myriade de petits projets autorisés chaque jour : un nouveau centre de logistique, l’agrandissement d’un centre commercial, l’extension d’un parking. C’est la nappe diffuse, quotidienne, du bétonnage qui mite le territoire dans l’indifférence généralisée.
Depuis l’élection de François Hollande, comme sous le mandat de Nicolas Sarkozy – malgré les promesses du Grenelle de l’environnement – les projets d’aménagement pullulent. Près d’Agen, une «technopole » géante de 600 hectares (300 pour la zone d’activité, 300 pour les rocades et barreaux routiers) doit voir le jour à Sainte-Colombe-en-Brulhois, sur des terres alluviales, très fertiles. Dans l’Allier, un projet de golf et de villas à Montcombrouxles-Mines doit dévorer 300 hectares. Dans la plaine de Gonesse, en région parisienne, le groupe Immochan veut développer un projet de centre commercial et de divertissement (dont une piste de ski), Europa City, sur 300 hectares. Non loin de là, en Seine-et-Marne, Pierre et Vacances s’associe à Disney pour créer un village nature sur 260 hectares. À Roybon dans l’Isère, un Center Parcs doit s’implanter sur 60 hectares. Et à Notre-Dame-des-Landes, la zone réservée pour le projet d’aéroport il y a 40 ans couvre 1 700 hectares (mais l’aérogare sera plus petite).
L’énorme chantier du Grand Paris, avec les 68 nouvelles gares du Grand Paris Express, va lui aussi artificialiser des pans entiers du territoire francilien. A priori, l’augmentation de l’offre de services de transports collectifs permet de réduire l’usage de la voiture individuelle et donc de réduire le CO2 des routes. Sauf qu’en réalité, tout dépend du calibrage des sites, de l’importance des travaux et des conditions d’accès à ces nouvelles rames. Au vu de l’immensité du chantier à venir, 40 années d’utilisation des nouvelles installations pourraient être nécessaires pour compenser tout le CO2 qui aura été émis pour la construction des sites (c’est ce qu’on appelle le «temps retour sur carbone »), selon une estimation du cabinet Carbone 4. Il faudrait attendre presque un demi-siècle pour que leur effet soit bénéfique pour le climat. Ils pointent en particulier le problème du creusement des tunnels, très émetteurs (environ 40 000 tonnes de CO2 par km souterrain). « Le projet de transport et l’urbanisation collatérale sont par eux-mêmes source d’émissions. Les émissions absolues de la région Ile-de-France sont susceptibles d’augmenter par apport de la population et développement d’activité économique », préviennent-ils. Selon eux, du point de vue climatique, il faut choisir des infrastructures légères, des raccordements tram/train et la rénovation des lignes existantes, plutôt que la multiplication de gares somptueuses et d’un maillage excessif sous nos pieds.
« Pour que la France reste la France, nous devons continuer à construire des aéroports »
Le drame, c’est que les critères d’émission de CO2 ne contraignent pas les décisions d’aménagement du territoire. D’ailleurs, quel argument les contraint vraiment ? Les préfets sont les maîtres d’œuvre de ces projets, signent les avis des autorités environnementales et délivrent les autorisations de travaux. L’État est juge et partie. Pour le barrage de Sivens, «la procédure a bien été légale, mais elle est loin d’avoir été démocratique », résume Ben Lefetey, porte-parole du collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet, dans son livre Sivens, un barrage pour la démocratie.
La tenue de la COP 21, le sommet sur le climat, au Bourget en décembre a inscrit la question climatique dans l’agenda politique national. Les déclarations d’intention fusent sur le climat et se radicalisent à l’approche de la conférence. François Hollande a récemment déclaré qu’un accord permettant de contenir le réchauffement planétaire à 2 °C «signifierait refuser d’accéder à 80 % des ressources fossiles encore disponibles» et qu’il faut préserver les terres agricoles car elles «pourraient stocker 7 à 8 gigatonnes de CO2, tout en stimulant la fertilité des sols : cela nous permettrait de nourrir l’humanité». Et en même temps, son gouvernement relance le plan autoroutier (3,2 milliards d’euros de travaux). Tandis que son secrétaire d’État à la réforme territoriale, André Vallini, déclare que « pour que la France reste la France, nous devons continuer à construire des aéroports, des barrages, des autoroutes, des lignes de TGV, des équipements de tourisme ». Manuel Valls appelle « tous les pays à se fédérer contre le réchauffement » et accorde le label grande cause nationale à la coalition climat 21, qui regroupe des dizaines de mouvements, associations et syndicats. Et, en même temps, veut lancer les travaux à Notre-Dame-des-Landes, pose la première pierre du village nature de Pierre et Vacances et Euro-Disney en Ile-de-France, et signe un accord avec le premier ministre chinois Li Keqiang pour développer les Center Parcs en Chine. Stéphane Le Foll, le ministre de l’agriculture, annonce un programme de recherche pour améliorer les stocks de matière organique des sols («4 pour 1 000 »). Et en même temps, signe le prolongement de l’autorisation de défrichement de la zone où veut se construire le Center Parcs de Roybon. Laurent Fabius, aux affaires étrangères, est le ministre de la COP 21. Et en même temps, il promeut EuropaCity, le giga-centre commercial d’Immochan dans le Val-d’Oise (300 hectares d’artificialisation).
C’est le festival de la dissonance cognitive. Elle crée de la confusion là où l'on aurait besoin de clarté sur les arbitrages économiques et d’une vision cohérente. Le sujet du climat semble servir de rideau de fumée pour que se poursuive une politique de développement de courte vue et bloquée au XXe siècle.
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