"Le motif de base de la résistance était l'indignation. Nous vétérans des mouvements de résistance et des forces combattantes de la France libre, nous appelons les jeunes générations à faire vivre, transmettre, l'héritage de la résistance et ses idéaux. Nous leur disons : prenez le relais, indignez-vous ! Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l'ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l'actuelle dictature des marchés financiers qui menacent la paix et la démocratie.

Je vous souhaite à tous, à chacun d'entre vous d'avoir votre motif d'indignation. C'est précieux."

Stéphane Hessel

vendredi 4 juin 2010

Sables bitumineux de l'Alberta : une aberration écologique

Dans les forêts septentrionales du Canada, les populations autochtones voient leurs territoires saccagés par l'extraction des sables bitumineux, nouvelle frontière convoitée par les géants du pétrole, malgré des coûts de développement élevés.

Quand Eriel Déranger est revenue sur le territoire de son enfance, en Alberta du Nord, au Canada, elle n'a pas reconnu le paysage. Descendante de la première nation Déné, une des premières nations Athabasca Chipewyan des Indiens d'Amérique du Nord, elle consacre sa vie à lancer l'alerte sur les effets du développement des sables bitumineux, « le projet le plus destructeur de la planète », selon la jeune femme. L'extraction des sables bitumineux, situés directement sous la surface du sol, se pratique à ciel ouvert. Elle requiert une phase de déforestation et d'excavation, qui a abouti à détruire de vastes segments de la forêt boréale. S'étendant d'un océan à l'autre, la forêt boréale est une des plus grandes étendues de forêt ancienne au monde et couvre plus de la moitié de la masse terrestre du Canada, dont 4,3 millions d'hectares en Alberta. Parsemée de forêts de pins, d'épinettes, de trembles et de peupliers, elle présente un paysage diversifié et impressionnant composé d'affleurements de granite, de lacs, de rivières et de marais. Sous cette immense forêt et toundra se trouve la deuxième plus grande réserve pétrolière du monde : un potentiel de 170 milliards de barils si les technologies se développent, soit plus que tout le pétrole qui a déjà été consommé par l'humanité.

Les techniques d'extraction des sables bitumineux requièrent davantage d'énergie que pour le pétrole conventionnel1, du fait de l'extraction et de la transformation du bitume en un pétrole brut de synthèse. Les Amis de la Terre estiment que l'extraction des sables bitumineux de l'Alberta rejette de trois à cinq fois plus de gaz à effet de serre que celle des hydrocarbures conventionnels. Selon le département d'Etat de l'énergie des Etats-Unis, le cycle de vie des sables bitumineux, du puits à la roue, émet en général entre 37% et 40% de plus que le pétrole conventionnel. Dans l'inventaire officiel remis le 30 décembre 2009 aux instances de la Convention cadre des Nations unies sur le changement climatique, le Canada déclare avoir augmenté ses émissions de 26,2% entre 1990 et 2007 sans tenir compte du changement d'utilisation des terres, mais ce chiffre passe à 47, 7% lorsqu'il comptabilise la destruction des sols et des forêts.

La forêt boréale est aussi importante pour la culture et la subsistance des peuples autochtones du pays. Près de 80 pour cent des Autochtones du Canada vivent dans des régions forestières et beaucoup d'entre eux tirent leur gagne-pain et leurs traditions spirituelles de la nature, de l'eau et de la faune. Selon le Canadian Medical Journal du 31 mars 2009, le taux de cancer des communautés Fort Chipewyan est supérieur de 30% à la moyenne de l'ensemble du Canada. Lorsque les gisements sont situés plus en profondeur, des techniques dites in-situ sont utilisées. De la vapeur d'eau à haute pression et température est injectée dans le gisement afin de séparer le bitume du sable directement sous terre. Les techniques in situ de forage gravitationnel mobilisent d'énormes quantités d'eau : de un à quatre barils d'eau pour un baril de pétrole. L'eau utilisée pour la séparation du bitume et du sable est stockée dans de gigantesques lacs artificiels, qui couvrent aujourd'hui quelque 750 millions de km2 visibles depuis l'espace, où se concentrent des composés toxiques. Plus de 1500 canards y ont trouvé la mort, au point que les compagnies pétrolières ont installé des canons pour les chasser. ''C'est un paysage de guerre, ces canons diffusent un bruit d'enfer dans une odeur atroce. Ces lacs deviennent un problème environnemental monumental'', décrit Eriel Déranger, qui évoque les coûts démesurés de l'exploitation de ces sables. Aucune étude d'impact des techniques in situ n'a été effectuée par l'Alberta, qui pratique par ailleurs une fiscalité légère et un laxisme environnemental notoire. Plusieurs plaintes d'organisations autochtones et écologistes ont été déposées en justice.

Pistes pour des alternatives

Jusqu'à récemment, l'exploitation des sables bitumineux n'était pas rentable en raison de la difficulté de les extraire. Aujourd'hui encore, leur extraction ne devient profitable qu'à partir de 70 à 100 dollars le baril. Malgré la crise financière et le tassement des cours du pétrole, la tendance reste à la hausse, et les compagnies continuent d'investir. Reste la viabilité à long terme du développement de ces sables. Investisseurs et analystes financiers se demandent maintenant si les compagnies prennent suffisamment en considération les risques de hausse future du prix du carbone, des possibles régulations en faveur d'une économie à bas carbone et de la volatilité des cours du baril. Selon l'Agence internationale de l'énergie, il est hautement probable qu'un prix sera fixé pour les émissions de carbone. Dans son rapport de 2009, l'Agence estime que ce prix atteindra les 50 dollars la tonne en 2020, voire 110 dollars en 2030. Ce qui ajouterait 5 à 11 dollars de plus à chaque baril de baril de pétrole produit par des sables bitumineux.

Même les actionnaires s'interrogent. Les actionnaires de Shell et de BP ont demandé à ces entreprises de mettre à l'ordre du jour de leur rencontre annuelle de 2010 un point permettant de clarifier les calculs macro-économiques qui leur ont fait prendre la décision d'acquérir et de développer des sables bitumineux. Les compagnies européennes se tournent en effet vers de nouveaux horizons d'exploitations: Shell en Jordanie et en Russie, Eni en République du Congo, Repsol au Venezuela qui possède la plus grande réserve de sables après celle du Canada. A Madagascar, Total a acheté pour 100 millions de dollars sa part de 60% du champ de Bemolanga, dans la province de Mahajanga, estimé à 16,5 milliards de barils, à 15 mètres sous la surface, profondeur optimale pour des mines à ciel ouvert. Une compagnie texane possède 100% d'un autre champ important à Madagascar, Tsimiroro, dont la partie ouest est une réserve de biodiversité classée patrimoine mondial par l'Unesco pour ses forêts, ses mangroves et ses espèces rares et endémiques.

Qu'elles soient américaines (Syncrude), européennes (Shell, Total, BP) ou asiatiques (Sinopec), les grandes compagnies pétrolières ont déjà enseveli dans les sables de l'Alberta plus de 200 milliards de dollars canadiens. Une étude de l'Institut canadien de l'énergie publiée en octobre 2009 a estimé à 379 milliards de dollars américains le montant des investissements des compagnies pétrolières mobilisés d'ici à 2025 pour les extraire à hauteur de 4 millions de barils par jour. Les investissements de BP dans les sables bitumineux sont, par exemple, planifiés à 10 milliards de dollars, sans compter les 2,5 milliards que BP destine à convertir une raffinerie dans l'Ohio (Etats-Unis) afin de l'adapter au traitement des sables. Les investissements en capital de BP ont été de 20 milliards en 2009 et de 30 milliards en 2008. Malgré son logo vert et son slogan « Beyond Petroleum », l'entreprise BP n'affiche que 4 milliards de dollars dans les énergies alternatives depuis 2005, soit moins d'un cinquième de ses investissements. Quant à Shell, qui détient 60% des réserves de sables bitumineux, elle y a investi 31 milliards de dollars en 2009, mais seulement 1,7 milliard dans les énergies renouvelables la même année.

Selon une étude sur les coûts d'opportunité du développement des sables bitumineux diffusée par le WWF en mars 20102, ces 379 milliards de dollars couvriraient le coût de l'installation de 300 gigawatts de capacité éolienne offshore aux Etats Unis, ou bien suffiraient à financer un réseau de transports écologiques à l'échelle de l'Europe. Pour la même somme globale, 10 000 livres sterling pourraient être accordés à 25 millions de maisons en Angleterre, qui serviraient aux travaux d'isolation, à l'installation de compteurs intelligents, et à des installations énergétiques renouvelables. Au Canada, il « suffirait » de 77 milliards de dollars pour construire un réseau de transport ferroviaire interurbain couvrant les principales métropoles, de Vancouver à Seattle, et de Québec à Calgary et Edmonton. En Europe, ce sont 23,5 milliards de dollars par an qui seront requis dans la décennie 2030 pour couvrir 34% de la demande en électricité par la production éolienne. En 2020, si 20% de la demande électrique est couverte par les renouvelables, ce sont 446 000 personnes qui, en Europe, seront employées dans le secteur éolien et ce seront 333 millions de tonnes de CO2 évitées.

Cette manne pourrait tout autant servir à financer les objectifs du Millénaire. Elle serait plus que suffisante pour financer la scolarisation d'ici à 2015 des 101 millions d'enfants qui, sur la planète, n'ont pas accès à l'école, et à dépolluer l'eau pour 1,6 milliards d'êtres humains qui n'ont pas accès à l'eau potable.

Agnès Sinaï
Actu-Environnement.com