"Le motif de base de la résistance était l'indignation. Nous vétérans des mouvements de résistance et des forces combattantes de la France libre, nous appelons les jeunes générations à faire vivre, transmettre, l'héritage de la résistance et ses idéaux. Nous leur disons : prenez le relais, indignez-vous ! Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l'ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l'actuelle dictature des marchés financiers qui menacent la paix et la démocratie.

Je vous souhaite à tous, à chacun d'entre vous d'avoir votre motif d'indignation. C'est précieux."

Stéphane Hessel

jeudi 19 juillet 2018

Bruno David : «On ne pourra pas toujours s’en tirer, il n’y a pas de planète B»

Il y a dix ans, on était réveillé par les oiseaux, plus aujourd’hui. Un constat parmi mille autres de l’extinction majeure des espèces qui bouleverse la planète de façon irréversible. Le naturaliste Bruno David, président du Muséum d’histoire naturelle, s’alarme.


Le naturaliste Bruno David, président du Muséum national d’histoire naturelle, partage le constat alarmiste de ses pairs. Et craint que l’homme ne soit pas capable de réagir à temps.

Les scientifiques n’ont plus de mots assez durs pour qualifier l’état de la biodiversité : «Anéantissement biologique», «défaunation aux conséquences catastrophiques»… La situation est-elle si grave ?

J’aime bien prendre du recul. Lors des derniers 500 millions d’années, il y a eu cinq crises d’extinction majeures de la biodiversité et une cinquantaine d’autres plus petites. On peut en tirer des leçons. Premièrement, il n’y a pas deux crises identiques, elles sont toujours conjoncturelles. Deuxièmement, les crises ne tuent pas, elles ne provoquent pas une hécatombe mais sont plus pernicieuses : de génération en génération, les espèces sont moins peuplées. Une crise est mondiale et touche différents groupes d’espèces. Dernière caractéristique : elles sont brutales à l’échelle géologique, de l’ordre du million d’années en moyenne. La deuxième leçon à retenir des crises passées est qu’elles ont toutes été multifactorielles.

On serait donc en train de provoquer et vivre la sixième extinction majeure des espèces ?

Rappelons les faits. Nous constatons un déclin mondial et extrêmement brutal de la biodiversité, qui touche des groupes extrêmement divers, les vertébrés, les insectes et la microfaune du sol. Ça n’a jamais été aussi rapide dans l’histoire. La vitesse est le facteur le plus inquiétant.

Si on extrapole les chiffres du Millenium ecosystem assessment (1) étudiant les 200 dernières années, on aboutit à une éradication de tous les mammifères en environ 10 000 ans. Et cela peut s’accélérer. De même pour le changement climatique, on est sur des vitesses de bouleversement qui ne sont pas compatibles avec la vie végétale et animale.

Vous dites que la crise actuelle est multifactorielle. Quels sont ces facteurs ?

On parle beaucoup du réchauffement climatique, mais la plus grosse pression sur la biodiversité est le changement d’usages. C’est l’utilisation qu’on fait de la planète qui touche le plus la biodiversité. Les études sur le déclin des oiseaux communs publiées par le Muséum et le CNRS, fin mars, montrent que dans les plaines agricoles, l’utilisation des produits phytosanitaires et l’intensification des pratiques empêchent les oiseaux de se reproduire correctement. La pollution, l’agriculture, le changement climatique sont autant de facteurs qui s’additionnent.

On peut donc bien parler d’«anéantissement biologique» ?

Oui. Je ne l’aurais peut-être pas dit il y a quelques années parce qu’on n’avait pas toutes les données détaillées sur le déclin des espèces communes. Mais depuis cinq ans, on empile les mauvaises nouvelles. La diminution des oiseaux, des insectes, de la microfaune du sol qu’on observe en France est extraordinairement alarmante. On est en plein milieu d’une crise du passé. Sauf qu’on va beaucoup plus vite.

Est-on en train de la vivre en France ?

Chez nous, dans nos jardins, beaucoup de gens constatent qu’il y a moins de lapins de garenne et de hérissons, par exemple. Il y a dix ans, j’étais réveillé par les oiseaux à 5 heures du matin, qui faisaient un boucan pas possible. Aujourd’hui, je ne le suis plus, et je ne pense pas être devenu sourd. Face à cela, je me dis : «Ce n’est pas possible. Qu’avons-nous fait ?» On détruit leurs environnements. On bourre les champs de produits phytosanitaires. On met des enrobages sur les graines de céréales pour qu’elles ne soient pas mangées par les parasites et cela empoisonne les animaux. On injecte des perturbateurs endocriniens dans l’eau. Les bestioles se reproduisent moins bien, voire s’empoisonnent. On perturbe tout le système écologique.

Un système dont les humains font partie...

Le dualisme nature versus homme est totalement faux. On a deux kilos de bactéries en nous dont notre vie dépend. En tant qu’espèce, on vit en symbiose avec le reste du monde. On en a besoin pour exister, pour manger, boire. Quand on porte atteinte à la biodiversité, c’est à nous, humains, qu’on porte atteinte. On est en train de gravement perturber le fonctionnement des écosystèmes qui nous rendent un tas de services : la purification de l’eau, de l’atmosphère, les ressources alimentaires, la régulation des grands cycles biochimiques et du climat.

Ces fonctionnements peuvent basculer vers de nouveaux équilibres si on les modifie de manière trop importante. Des équilibres dont on ne connaît pas les conséquences. J’aime prendre l’exemple de la tour Eiffel. Si on lui enlève une, deux, trois poutrelles, c’est comme si on enlève des espèces de certains écosystèmes. Au bout d’un moment, la tour Eiffel va s’effondrer. On aura basculé dans un nouvel écosystème qui ne rendra pas les mêmes services. Et dont les humains seront peut-être absents.

Dans votre livre la Biodiversité de crise en crise, vous posez cette question : «l’espèce humaine sera-t-elle la prochaine à disparaître ?»

Je continue de le penser fortement. Elle ne sera pas la toute prochaine à disparaître, mais sûrement une des prochaines. Parce que nous sommes trop prétentieux de penser qu’avec notre technologie, on pourra toujours s’en tirer. Il n’y a pas de planète B. Il faut arrêter de rêver, il n’y a pas d’autre option que de rester sur Terre pour le moment et d’essayer d’y vivre le mieux possible. La deuxième chose, c’est que nous sommes une espèce complexe, donc fragile. On a une physiologie compliquée, on a l’impression d’avoir une bonne carapace, avec notre technologie, notre pharmacopée, qui nous protègent, mais jusqu’à une certaine limite…

La pharmacopée, qui dépend de la biodiversité…

Oui, il y a des tas d’exemples. Un seul, peut-être le plus spectaculaire. Des bactéries symbiotiques qui vivent sur les larves d’animaux marins microscopiques, les bryozoaires, sécrètent un produit qui est un anticancéreux majeur, contre le cancer du pancréas.

Ces alertes provoquent un certain émoi… qui retombe vite. Pourquoi ?

En étant optimiste, je me dis que nous avons conscience de la manière dont on agit sur notre environnement, donc on a une capacité à réagir. Mais si je me tourne vers l’histoire des sociétés, je constate que l’homme a un comportement puéril face à des enjeux majeurs. Il va, à chaque fois, au bout de son erreur. Nous sommes au volant d’un véhicule sur l’autoroute, nous savons qu’il y a un mur et qu’on y va très vite. Mais la réaction n’est pas à la hauteur de l’enjeu. Je pense qu’on va aller dans le mur. Et ce sera irréversible. Une fois que la tour Eiffel est en mille morceaux sur le Champ de Mars, elle a changé d'état, c'est fini, on est dans le mur.

Sait-on quand se situe ce point de bascule ?

Le paléo-écologiste Anthony Barnosky estime que cela se passera autour de 2050, en extrapolant une tendance : pour le moment, 25 % de la surface des continents est touchée par les changements anthropiques de manière importante. Il continue la courbe et estime que quand on atteindra 50 à 60 %, la planète va commencer à fonctionner autrement. Mais je pense que c’est difficile à évaluer, car on ne sait pas comment on va réagir, quelle sera la pression démographique. En 1980, on était 4,5 milliards d’humains, aujourd’hui, on est plus de 7,5 milliards.

Que faire pour éviter ce basculement ?

Je n’ai pas de solution miracle, je ne suis ni politique ni économiste, je suis naturaliste, je porte un constat. Il faut complètement changer de mode de consommation. Mais la première remise en cause est d’abord démographique. Si on ne veut pas totalement changer de mode de vie, il faut qu’on accepte une réduction de la population. On est dans un modèle économique où il faut qu’elle augmente, mais jusqu’où ? 200 millions, 500 millions, pour la France ? Notre planète est finie, on ne peut pas avoir une croissance infinie, c’est du b.a.-ba. A un moment, il va falloir changer de système. Je pense qu’on ne sera pas capables de le faire, et que ce sont les circonstances qui nous l’imposeront. Le fait que les écosystèmes ne nous rendront plus les mêmes services, que les territoires ne seront plus habitables comme ils l’étaient, risque de provoquer des grandes migrations écologiques extraordinairement violentes et des guerres. Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut absolument qu’on freine. Mais rien que l’interdiction de trois insecticides néonicotinoïdes en Europe pour protéger les pollinisateurs, vous avez vu le barouf que ça a fait !

Que pouvons-nous faire en tant que citoyens ?

D’abord, on peut utiliser nos bulletins de vote. On peut aussi manifester : on a le droit de s’exprimer sur l’environnement, de manière démocratique et pacifique. Dans notre vie quotidienne, il faut s’interroger sur chacun de nos petits gestes, sans pour autant renoncer à vivre.

Les petits gestes suffiront-ils ?

Non, peut-être pas. Il faut, après, convaincre les politiques. Nicolas Hulot est sans doute la bonne personne au bon endroit pour le moment, parce qu’il a cette sensibilité.

Qu’attendez-vous de son plan biodiversité ?

Je prends tout ce qui est bon à prendre.

Le gouvernement se montre incohérent, par exemple avec le projet de mine d’or géante en Guyane, soutenu par Emmanuel Macron…

Il y aura forcément des incohérences, car on ne peut pas basculer dans un autre système économique du jour au lendemain. Je pense qu’on en est incapables, moi le premier. Mais il y a quand même le début d’une vraie prise de conscience. Elle ne se traduit juste pas encore en actes.

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(1) Le Millenium ecosystem assessment (Evaluation des écosystèmes pour le millénaire) est né en 2000 à la demande du Secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan. Il vise à fournir des informations scientifiques relatives aux conséquences des changements que subissent les écosystèmes pour le bien-être humain ainsi qu’aux possibilités de réagir.

vendredi 13 juillet 2018

L’huile de palme « durable » n’existe pas



En autorisant Total à importer massivement de l’huile de palme pour sa raffinerie de La Mède (Bouches-du-Rhône), Nicolas Hulot a relancé le débat sur les problèmes environnementaux et sociaux causés par la culture intensive du palmier à huile. L’huile de palme durable existe-t-elle ? Peut-on s’en passer ?

Les plantations de palmier à huile dévastent la biodiversité et des vies humaines dans les pays tropicaux. Le consommateur conscient de ce fait peut vouloir trouver l’alternative à l’huile de palme et à ses multiples dérivés. Pourtant, s’en passer relève du parcours du combattant. Pâtes à tartiner, biscuits, plats préparés, liquides vaisselle, shampoings, dentifrices… plus de la moitié des produits vendus en supermarché en contient, selon Amnesty International.

Le consommateur peut alors se laisser tenter par le logo promettant une huile de palme responsable ou « zéro déforestation » fleurissant les emballages de produits toujours plus nombreux. Suffirait-il alors de consommer des produits utilisant de l’huile responsable pour mettre fin aux conséquences néfastes de sa production ? Non, selon Christian Berdot, qui dénonce ces « outils mis en place par les industriels pour les industriels ». Ce militant des Amis de la Terre ne croit pas à ce système de certification, aux raisons d’être davantage marketing qu’écologiques. « Le principal problème est la surconsommation d’huile de palme. Or, plutôt que de réduire notre consommation, la certification accompagne la croissance de nos importations », résume-t-il. Rassuré par un logo qui « garantit » une huile de palme durable, le consommateur se déculpabilise et continue à acheter.

Effectivement, le problème de ces certifications est qu’elles ne certifient pas grand-chose. Selon un rapport de la fondation Changing Markets publié en mai dernier, aucune des certifications en vigueur aujourd’hui n’a réussi à enrayer la déforestation, le drainage des tourbières ou la perte de la biodiversité. Pourquoi ? Parce que les critères pour obtenir le droit de les apposer sur les emballages sont très flous et peu contraignants.

« Une chaîne d’approvisionnement toujours plus longue et toujours plus complexe »

Prenons l’exemple de la certification RSPO (pour Roundtable On Sustainable Palm Oil ou « table ronde pour une huile de palme durable », en français). Elle couvre 19 % de la production mondiale d’huile de palme, ce qui en fait la référence en la matière. Elle propose trois « niveaux de certification » en fonction du niveau d’engagement de l’entreprise. RSPO Segregated, le régime le plus avancé, affirme garantir une huile de palme qui respecte 100 % du cahier des charges de la table ronde — reste, on va le voir, à savoir de quelles charges on parle. À un niveau inférieur, RSPO Mass Balance — le système hybride — indique qu’une partie de l’huile de palme utilisée respecte les critères, mais que l’autre non. Enfin, Green Palm, le niveau le plus faible, atteste simplement que l’entreprise a versé une somme à la table ronde pour soutenir ses actions. En aucun cas elle n’engage des efforts sur sa propre huile de palme. Une entreprise peut donc impunément utiliser de l’huile de palme « sale » tout en apposant un logo « vert ».

Au-delà de ces facilités d’obtention, le problème réside également dans les critères à remplir pour certifier qu’une huile est, ou non, durable. « Tout dépend de ce que vous mettez derrière le mot “durable”, dit Cécile Leuba, chargée de campagne Forêt chez Greenpeace. Tous les acteurs de la profession n’en ont pas la même définition. » Pas d’arbre abattu pour étendre les surfaces cultivées, des espaces de vie préservés, des plantations entretenues sans produit chimique, de bonnes conditions de travail, un salaire décent… Chaque entité est libre d’interpréter ces paramètres comme elle l’entend. Ainsi, une politique « zéro déforestation » peut très bien ne prendre en compte que les forêts primaires et exclure les forêts secondaires. En d’autres termes, une entreprise qui indique ne pas participer à la déforestation peut tout à fait continuer à abattre des arbres.

Comment s’y retrouver lorsque les acteurs ne parviennent même pas à s’accorder sur la définition d’une forêt ? En 2016, plusieurs ONG, à l’instar de Greenpeace et The Forest Trust (TFT), se sont assises à la table des négociations pour établir une méthode scientifique de référence : l’approche High Carbon Stock (HCS). Elle permet d’identifier les forêts à préserver de la culture du palmier à huile. Dorénavant, si aucune mention n’est faite de cette exigence HCS dans le cahier des charges d’une politique « palme durable », elle n’est pas reconnue par les ONG signataires. Cependant, cette méthode est très peu utilisée par les entreprises.

Et, au total, « aucune entreprise aujourd’hui n’est en mesure de garantir que son huile de palme est durable », déplore Cécile Leuba. Comment l’expliquer ? « Sans doute un manque de volonté, mais aussi des difficultés à remonter une chaîne d’approvisionnement toujours plus longue et toujours plus complexe », suggère-t-elle.

La première étape pour se passer d’huile de palme : supprimer les plats transformés

Comment faire, alors ? Christian Berdot refuse de croire qu’une huile de palme durable est impossible à produire. « Elle a déjà existé, cette huile de palme durable. Pendant des milliers d’années, elle a été la base de l’alimentation des peuples qui la cultivaient à leur échelle, notamment sur le continent africain. » Elle fait également vivre une part non négligeable des populations malaisiennes et indonésiennes. Selon Greenpeace, il faudrait déjà commencer par produire sur des terres déjà dégradées et non défricher de nouvelles surfaces. Un argument qui a déjà été mis sur la table mais qui ne semble pas avoir été pris en compte par les producteurs.

En attendant, les Amis de Terre suggèrent de travailler sur la demande en huile de palme. « C’est cette demande croissante qui entraine toute cette production industrielle dévastatrice », explique Christian Berdot.

S’il est difficile de s’en passer, un enseignant de 33 ans a toutefois prouvé que c’était possible. Pendant un an, Adrien Gontier n’a pas consommé une seule goutte d’huile de palme (ou presque). Selon lui, la première étape est de supprimer les plats transformés. Ce geste ferait automatiquement chuter la consommation d’huile de palme de… 90 %. Mais, « même en essayant de réduire sa consommation dans les produits alimentaires ou d’entretien, l’huile de palme dans les carburants (gasoil) nous est imposée », déplore-t-il.

Coincé, le consommateur va uniquement agir sur la réduction de sa consommation. Mais elle n’est pas le seul levier disponible. « Il n’y a pas que la consommation qui a un impact, conclut-il. Il nous faut aussi alerter nos députés français et européens, écrire aux entreprises pour leur expliquer pourquoi nous n’achetons plus leurs produits. Les actions sont multiples et chacun, chacune peut agir selon sa motivation. »

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