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Tant que les questions écologiques ne seront pas systématiquement éclairées sous le jour des réalités sociales, elles demeureront de l’ordre de la politique étrangère pour la majorité des citoyens, soutient l'économiste Eloi Laurent.
Des inégalités environnementales aux inégalités sociales : le cycle de l’injustice
Si les inégalités de revenu et de pouvoir contribuent puissamment à nos crises écologiques, elles s’incarnent aussi dans la montée en puissance des inégalités environnementales. Ces dernières sont multiples, on se concentrera ici sur deux de leurs dimensions : l’inégalité face aux désastres dits « naturels » et l’inégalité face aux nuisances et aux pollutions. L’inégalité sociale devant des catastrophes non pas « naturelles » mais social-écologiques – dès lors que, de plus en plus, leurs causes et leur impact sont déterminés par les sociétés humaines – est bien documentée : la canicule ayant frappé Chicago en 1995, la canicule de 2003 en France et en Europe ou encore l’ouragan Katrina en 2005 furent autant de révélateurs et de catalyseurs de l’inégalité sociale.
L’inégalité humaine n’est pas moins grande face aux nuisances et aux pollutions quotidiennes de l’environnement. C’est d’abord vrai au plan mondial, les études de l’OMS montrant que l’environnement affecte de manière significative plus de 80% des principales maladies et déterminent notamment les facteurs déclencheurs des maladies chroniques, qui représentent désormais près des deux tiers des décès annuels sur la planète. Le médecin et chercheur à Harvard Paul Farmer montre dans ses très nombreux travaux comment de nombreuses maladies sont, dans le monde en développement, des « symptômes biologiques de lignes de fracture sociales ». C’est ensuite vrai en Europe, où la commission Marmot – de l’Organisation mondiale de la santé – a établi en 2010 qu’un écart de dix ans dans l’espérance de vie pouvait séparer les habitants des quartiers les plus favorisés des quartiers les plus défavorisés au Royaume-Uni. C’est enfin vrai en France, où deux types de résultats commencent à être articulés et soumis à l’attention des responsables politiques : le lien entre pollutions et mortalité et morbidité et le lien entre exposition aux pollutions et indicateurs de défaveur sociale (voir les travaux de Julien Caudeville à l’Ineris et les résultats du projet Equit’Aréa).
La combinaison dynamique des dimensions sociale et environnementale de l’inégalité donne le vertige. Les travaux sur les effets de la pollution atmosphérique dans la région de Los Angeles donnent à voir le lien entre exposition aux pollutions et résultats scolaires, via les maladies respiratoires qui se développent chez les enfants (l’asthme en particulier). Plus vertigineux encore, les résultats obtenus par la chercheuse de Princeton Janet Currie, qui propose une théorie de la perpétuation social-écologique de la pauvreté : les enfants issus de familles défavorisées (appartenant souvent, aux Etats-Unis, aux minorités ethniques) ont de fortes chances de naître en mauvaise santé du fait de l’environnement malsain dans lequel la grossesse de leur mère se sera déroulée, cette faiblesse sanitaire infantile se traduisant par des scolarités heurtées et des parcours professionnels difficiles. L’injustice se perpétue alors en cycle, d’inégalités environnementales en inégalités sociales.
Des inégalités environnementales aux inégalités politiques : la démocratie par l’écologie ?
Ce lien entre inégalités et environnement n’est pas seulement une fatalité : il peut s’avérer un puissant levier politique. Le combat pour la justice environnementale aux Etats-Unis a permis à la lutte pour les droits civiques de franchir dans les années 1980 et 1990 un cap social. De même, en Europe et en France, la reconnaissance des inégalités environnementales permettrait une véritable refondation des politiques sociales et de l’Etat providence. Un pays incarne mieux que les autres cette voie écologique vers le progrès politique : la Chine.
On ne peut qu’être frappé de la continuité écologique entre l’URSS et la Chine contemporaine, à ceci près que le développement de cette dernière s’appuie sur un modèle économique plus ouvert et nettement plus dynamique, qui inflige à l’environnement un impact décuplé. Le cas de la Chine constitue une combinaison particulièrement toxique sur le plan écologique d’autoritarisme politique et de capitalisme débridé. Il illustre également le fait qu’un développement économique sans contrepoids démocratique peut progressivement conduire à un sous-développement humain par « insoutenabilité » écologique.
Cette « insoutenabilité » écologique, dans laquelle l’explosion des inégalités sociales joue un rôle certain, remet en effet en cause les perspectives de long terme de la Chine en matière de développement humain, ce que reconnaissent d’ailleurs depuis peu les dirigeants chinois*. Ainsi l’actuel ministre de l’Environnement Zhou Shengxian s’interrogeait-il en février 2011 à haute voix en amont du Congrès national du peuple : « Si notre territoire est détruit et que nous perdons notre santé, quel bien notre développement nous fait-il ? ». Selon le ministre lui-même, on dénombrerait annuellement en Chine plusieurs dizaines de milliers de mouvements populaires contre les inégalités environnementales.
Deux événements récents laissent penser que l’ampleur de ces inégalités environnementales peut ouvrir une brèche de transparence dans l’autoritarisme politique chinois au plan national et local. D’abord, les autorités de Pékin se sont vues récemment contraintes d’informer la population des niveaux alarmants atteints par la pollution atmosphérique dans la ville. Cette décision résulte de la pression combinée des habitants et de l’ambassade des Etats-Unis à Pékin, qui, via Twitter, informe quotidiennement depuis deux ans ses ressortissants sur le niveau de dangerosité de la pollution aux particules fines. L’autre événement est la publication récente d’une liste de « villages-cancer » par le gouvernement chinois, villages dont la prévalence anormale de cancers résulte de pollutions environnementales (en particulier du système hydraulique, dégradé par le secteur dit « industriel-rural »). Trente ans après son irruption aux Etats-Unis, la justice environnementale est devenue en quelques années un sujet incontournable dans la Chine contemporaine. Et si la Chine se démocratisait par l’écologie ?
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* En témoigne par exemple le discours du Premier ministre Wen Jiabo à la 6ème conférence nationale sur la protection de l’environnement, le 17 avril 2006, évoquant la protection de l’environnement comme « protection des fondations du développement de la nation chinoise » et plaçant cet objectif à l’égal de la croissance économique. Ce discours marque l’avènement d’une véritable politique environnementale chinoise.
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