La thématique du changement climatique peut être extrèmement anxiogène. En combinant beaucoup d’éthique et un peu d’économie, O. Ragueneau, biogéochimiste marin au CNRS, nous propose au contraire une vision résolument optimiste. Loin de l’idée de repentance, la reconnaissance d’une dette climatique des pays du Nord, par son ampleur, pourrait constituer une chance peut-être unique d’affronter réellement le problème tout en repensant les rapports Nord-Sud, pour enfin s’engager vers un nouveau type de développement, équitable, dans tous les sens du terme.
A l’approche du sommet de Copenhague, force est de constater qu’il est encore trop peu de gens qui ont réalisé le caractère potentiellement dévastateur du changement climatique. Pourtant, ses conséquences sociales, économiques, géopolitiques, déjà visibles, seront bientôt insupportables. Même l’attribution en 2007 du Prix Nobel de la Paix au GIEC et à Al Gore, n’a pas permis de démontrer une bonne fois pour toutes, que c’est bien l’avenir de nos sociétés qui est en jeu. A travers de nombreux exemples régionaux, Jared Diamond s’est posée la question des facteurs qui font qu’une société décide, ou non, de sa survie. C’est la même question qui nous est posée aujourd’hui, mais de façon globale, et nous n’avons que très peu de temps devant nous pour prendre les décisions qui s’imposent. C’est que nous avons quelque peu traîné en chemin. Les limites au développement matériel, cause principale du réchauffement climatique, ont été posées depuis plusieurs décennies, que ce soit à travers l’idée de la finitude de nos ressources naturelles ou de l’aspect entropique de l’exploitation de ces ressources, à un rythme sans cesse accéléré. Le réchauffement climatique constitue en ce sens la parfaite illustration qu’il est vain d’essayer d’aller à l’encontre du second principe de la thermodynamique. L’énergie perdue sous forme de chaleur par le système contribue à l’augmentation du désordre global. Cette dimension a très tôt été perçue comme un frein au développement encore plus puissant que celui de la rareté. Ainsi donc, si notre but est la poursuite du développement de nos sociétés en évitant le chaos, tant social qu’écologique, il nous faut le repenser entièrement en tenant compte, non seulement de la rareté de nos ressources mais également, de notre incroyable capacité à modifier le climat et les équilibres naturels dont l’homme, du moins dans nos sociétés modernes, a oublié qu’il dépendait.
Repenser le développement… Vaste entreprise. Au Nord, le débat tourne autour de la question du développement technologique (la croissance verte) versus des changements de mode de vie (consommer moins, travailler moins, vivre mieux…). L’idée de décroissance, dans son acceptation positive, commence même à faire son chemin, alors qu’elle date aussi de quelques décennies. Au Sud, la question du développement se pose en termes souvent plus basiques : il s’agit avant tout de pouvoir accéder à la sécurité alimentaire, à la ressource en eau, à des systèmes de santé, d’éducation décents. Comment concilier les limites naturelles de notre planète, le sur-développement du Nord et le sous-développement du Sud ? Posée en ces termes, la question appelle une réponse très simple : un ré-équilibrage est indispensable. Il s’agit de redistribution entre Nord et Sud, avec une contrainte climatique extrèmement forte.
C’est une contrainte. Mais j’aimerais montrer que nous pouvons en faire une chance unique si l’on veut bien aborder de front les questions du changement climatique et de la pauvreté, qui par ailleurs s’auto-alimentent.
Mais quand on évoque l’idée de redistribution, on entend d’abord « utopie ». Or il est aujourd’hui urgent de convertir cette utopie en projet de société, pour des raisons tant physiques qu’éthiques. Physiques, parce que nous nous rapprochons chaque jour un peu plus des limites naturelles du système et qu’il n’est plus soutenable, ni écologiquement ni socialement. Ethiques, parce que les impacts du changement climatique induit d’abord par le développement du Nord, se font déjà sentir sur les populations les plus vulnérables, le plus souvent au Sud, qui n’ont que très peu contribué au problème. Toute l’idée des petits calculs qui vont suivre est de démontrer que nous avons, non seulement le devoir, mais également les moyens de réaliser cette utopie. A condition de le vouloir.
450 parties par millions (ppm). C’est la teneur atmosphérique en CO2 qu’il ne faudrait pas dépasser pour conserver 50% de chances de maintenir l’accroissement de température moyen, à l’échelle du globe, en-deçà 2°C. 2°C semble un compromis raisonnable, qui tient compte du fait qu’on va maintenant avoir bien du mal à rester en-dessous (compte tenu de l’inertie du système climatique) mais qu’on ne veut surtout pas passer au-dessus, en raison des risques majeurs de déstabilisation totale et d’emballement de la machine climatique. C’est l’objectif clairement affiché en vue du proche sommet de Copenhague. Comme l’a démontré W. Broecker (Lamont-Doherty Earth Observatory, USA) en 2007, la teneur en CO2 augmente de 1 partie par million (ppm) chaque fois que nous émettons 4 gigatonnes de carbone (Gt C, milliards de tonnes de carbone) dans l’atmosphère à travers nos activités (déforestation, combustion des énergies fossiles, production de ciment). Depuis le début de la révolution industrielle voici deux siècles et demi, nous avons émis près de 500 Gt C, entraînant une élévation des teneurs en CO2 de plus de 100 ppm. Alors qu’elles ont fluctué naturellement entre 180 et 280 ppm au cours des dernières centaines de milliers d’années, les voici rendues à environ 380 ppm, avec un rythme d’accroissement jamais égalé et toujours plus rapide. Nous ne sommes donc plus qu’à 70 ppm du seuil à ne pas franchir, ce qui correspond à une capacité de stockage dans l’atmosphère d’environ 280 Gt C. C’est ce qui définit ce que W. Broecker a appelé notre « tarte carbone ». C’est une expression bien trouvée parce qu’elle impose une limite claire (au rythme actuel de nos émissions, cette capacité de stockage sera épuisée en 2030) et elle pose tout de suite les bonnes questions, celles qui sous-tendent toutes les négociations actuelles en vue de la suite à donner, lors du sommet de Copenhague, au protocole de Kyoto : comment se partage t-on cette tarte ? Et comment finance t-on les efforts à réaliser pour s’adapter au changement climatique en cours et limiter nos émissions à venir, pour ne pas dépasser cette limite de 280 Gt C ?
C’est là que les négociations achoppent actuellement. Avec le développement des pays dits émergents (Chine, Inde, Brésil…), les émissions des pays dits de l’Annexe I et celles des autres pays sont à peu près équivalentes aujourd’hui, de sorte que le Nord exige que le Sud prenne part à l’effort. Mais lorsqu’on prend en compte l’ensemble des émissions passées de CO2, qui ont conduit au problème que nous connaissons aujourd’hui, il est clair que le Nord y a contribué pour environ 80%. Il est important de noter dès maintenant que les trois-quarts de ces émissions passées ont eu lieu depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, elles sont donc toujours présentes dans l’atmosphère aujourd’hui. Du coup, fort justement, le Sud pose la question de son développement dans ce contexte de changement climatique auquel il n’a historiquement que peu contribué et face auquel il est bien démuni. Ceci est vrai tant d’un point de vue adaptation que d’un point de vue atténuation : le chemin du développement dans une économie carbonée, bien que non soutenable et pas forcément désirable, est connu ; celui du développement « sans carbone » reste à construire.
J’aimerais démontrer, grâce à un peu de simple arithm-éthique, qu’il est possible de sortir de ce cercle vicieux, en reconnaissant la responsabilité du Nord et en en assumant les conséquences financières. Celles-ci doivent permettre d’aborder la nécessaire redistribution Nord-Sud en couplant les dimensions environnementales et sociales d’un développement équitable pour tous.
Pour tenir compte de la responsabilité historique du Nord, il nous faut modifier la taille initiale de la tarte Carbone de W. Broecker. Se pose immédiatement la question de la date à laquelle nous pouvons commencer à comptabiliser cette responsabilité. Kyoto a opté pour 1990, les américains aimeraient que ce soit 2005… Plusieurs raisons me font penser qu’il est équitable de choisir 1950. Tout d’abord, nous sommes alors un demi-siècle après qu’Arrhénius nous ait alerté sur les liens entre l’extraction de charbon, le cycle du carbone et le réchauffement. Dès 1910, dans son « évolution des mondes », ce Prix Nobel de Chimie (1903) prévoyait un réchauffement d’environ 4°C si l’on venait à doubler les teneurs en CO2 dans l’atmosphère. Les plus sophistiqués de nos modèles, un siècle après, ne disent pas grand-chose d’autre. Ensuite, au milieu du XXème siècle, la dimension entropique déjà évoquée du développement matériel et ses conséquences sur le climat est déjà connue, suite aux travaux pionniers de Vernadsky, Lotka, Georgescu-Roegen, bien qu’elle restera longtemps étouffée sous l’idéologie dominante, le mythe d’une croissance matérielle infinie. Enfin, depuis un demi-siècle que nous les mesurons directement, nous regardons les teneurs en CO2 augmenter dans l’atmosphère, la courbe de Keeling se construire avec une régularité remarquable, presque inexorable. Il suffit d’explorer qui se cache derrière ces quelques noms, pour comprendre qu’il ne s’agissait aucunement de « savants fous » mais plutôt de pères fondateurs de grandes théories voire même de disciplines nouvelles, qui n’ont simplement pas été écoutés.
1950 donc. Depuis cette date, nous avons émis 356 Gt C de sorte que la tarte carbone était initialement de 636 Gt C, à consommer avec modération entre 1950 et 2030, date à laquelle nous devrions avoir épuisé notre capacité de stockage pour les 280 Gt C qu’il nous reste à émettre. Combinons deux philosophies qui pourraient paraître contradictoires, celle des droits de l’homme et celle du marché. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme nous dit que nous naissons tous libres et égaux en droit. Disons donc que nous avons tous le droit d’émettre la même quantité de CO2 et répartissons ces 636 Gt C au prorata de la population : 20% pour les pays développés, 80% pour les pays les moins avancés et en développement. Avec cette répartition, le Nord a le droit à 127 Gt C et le sud, à 509. Or, ayant contribué à hauteur de 80% des 356 Gt émises depuis 1950, le Nord en a déjà émis 285 Gt C ! Nous avons donc déjà largement mordu sur la part des pays du Sud, pour environ 158 Gt C. Le sud, qui n’en a émis depuis lors que 71, devrait être en mesure d’en émettre encore 438 (509-71). Non seulement le Sud ne dispose t-il plus de son quota initial, mais on lui demande en plus de limiter ses émissions, sans lui en donner véritablement les moyens.
En parlant de moyens, faisons un peu de biogéo-économie… En octobre 2009, le prix de la tonne de CO2 sur le marché européen des quotas d’émission est d’environ 14 €, soit 51 € la tonne de C. Et là, si l’on se souvient que gigatonnes veut dire milliards de tonnes… on multiplie 158 milliards de tonnes par 51 € la tonne de carbone et on obtient quelques 8000 milliards d’euros ou 12000 milliards de dollars ! Il s’agit là d’une première estimation de ce qu’on pourrait appeler la dette climatique des pays du Nord aux pays du Sud, même si l’on peut débattre de la notion de « dette » à proprement parler, quand il s’agit plutôt d’un vol. Poussons cette logique de marché jusqu’au bout : si j’étais un pays du Nord, je paierais maintenant, avant que la tonne de CO2 ne soit multipliée par dix, pour atteindre les prix réclamés par le GIEC…
Même au prix actuel de la tonne de CO2, honteusement bas, le montant peut paraître vertigineux. De fait, il correspond environ à 1000 paquets fiscaux, à 100 fois le montant annuel de l’aide au développement, à 10 fois les dépenses militaires annuelles à l’échelle de la planète. Il représente surtout 10 fois le montant de la dette externe publique des pays du Sud, et 4 fois le montant total de cette même dette externe, si l’on y ajoute sa composante privée (data CADTM). Cette dette externe représente un frein au développement des pays du Sud, certain de ces pays consacrant une part plus importante de leur budget à son service, plutôt qu’à des dépenses sociales pourtant indispensables. Son annulation est réclamée depuis longtemps par de nombreuses ONG (CADTM, Jubile Sud…), en raison de son caractère odieux et illégitime. Ces ONG n’ont d’ailleurs pas attendu cette estimation de la dette climatique pour justifier cette annulation. Seulement voilà, dans la pratique, les créanciers du Nord (FMI, Banque Mondiale, Etats…) s’y refusent, ne consentant qu’à quelques allégements ici ou là. Le montant de la dette climatique pourrait permettre d’aborder ce processus d’annulation de la dette du Sud, sous un angle purement pragmatique : ayant perçu 12000 milliards de dollars, le Sud pourra en utiliser une petite partie pour rembourser sa dette et conserver encore la plus grande partie pour satisfaire à ses besoins essentiels tout en ayant la capacité de s’adapter au changement climatique en cours. A ce stade, il me faut ajouter un point important : ayant épuisé leur quota, les pays du Nord ne peuvent plus émettre de CO2, à moins de le racheter aux pays du Sud. En visant une phase de transition d’une vingtaine d’années, au rythme actuel de nos émissions (environ 4 Gt C pour les pays du Nord), ce rachat correspondrait à quelques 6000 milliards de dollars supplémentaires… Il s’agit là d’un levier extraordinaire pour le Sud, dans le cycle de négociations pour l’après-Kyoto.
Bien sûr, il ne s’agit pas de s’acquitter de cette dette climatique pour ensuite continuer comme avant, au nord, ni sans s’assurer de l’utilisation de ces sommes, au sud. Ceci implique d’abord une remise en cause totale des rapports Nord-Sud, souvent minés par le triptyque profit-dictature-corruption, au détriment des populations. Ceci implique également de s’assurer qu’un tel paiement ne conduise pas à un développement effréné, semblable à celui du Nord. Tout au contraire, une partie du paiement de cette dette climatique pourrait l’être sous la forme de transferts technologiques qui permettraient au Sud de se développer, mais différemment, avec une intensité carbone nettement moindre. Il faudra, au Nord comme au Sud, remettre le développement humain au centre de cette perspective et ramener le développement économique au rang qu’il n’aurait jamais du quitter, à savoir, celui de simple moyen.
Derniers petits exercices d’arithm-éthique, de l’échelle globale à l’échelle individuelle, pour simplement montrer que si nous nous devons de le faire, pour les populations du Sud et pour les générations à venir, nous le pouvons également… Prenons tout d’abord ces 18000 milliards, correspondant à notre dette passée et au rachat de nos émissions à venir. Répartissons-les sur les 20 ans à venir, cela représente quelques 900 milliards par an, soit environ 2% du PIB mondial. Est-ce réellement si énorme ? De la même façon, reprenons ces 900 milliards par an et répartissons les sur le milliard et demi des habitants du Nord. Nous obtenons un chiffre d’environ 2 dollars par personne et par jour. Loin de moi l’idée de dire que nous devons tous payer cette somme, qui représente beaucoup pour de plus en plus de gens dans nos pays. La façon de collecter ces fonds ferait sûrement débat, elle dépasse le cadre de cet article mais au fond, peu importe. Seule la volonté politique devrait compter. Et c’est l’ordre de grandeur qui m’importe ici. 2 dollars par personne et par jour. C’est le prix à payer pour un développement équitable, pour tous, qui tienne compte de la contrainte climatique. Nous trouvons que c’est beaucoup. 2 milliards de personnes sur notre planète n’ont pas ce montant pour vivre.
2% du PIB mondial ou 2 dollars par personne et par jour, ces ordres de grandeur permettent de poser la seule question qui devrait compter réellement : le voulons-nous vraiment ?
Olivier RAGUENEAU
Pachamama, le magazine gratuit d'écologie politique internationale
A l’approche du sommet de Copenhague, force est de constater qu’il est encore trop peu de gens qui ont réalisé le caractère potentiellement dévastateur du changement climatique. Pourtant, ses conséquences sociales, économiques, géopolitiques, déjà visibles, seront bientôt insupportables. Même l’attribution en 2007 du Prix Nobel de la Paix au GIEC et à Al Gore, n’a pas permis de démontrer une bonne fois pour toutes, que c’est bien l’avenir de nos sociétés qui est en jeu. A travers de nombreux exemples régionaux, Jared Diamond s’est posée la question des facteurs qui font qu’une société décide, ou non, de sa survie. C’est la même question qui nous est posée aujourd’hui, mais de façon globale, et nous n’avons que très peu de temps devant nous pour prendre les décisions qui s’imposent. C’est que nous avons quelque peu traîné en chemin. Les limites au développement matériel, cause principale du réchauffement climatique, ont été posées depuis plusieurs décennies, que ce soit à travers l’idée de la finitude de nos ressources naturelles ou de l’aspect entropique de l’exploitation de ces ressources, à un rythme sans cesse accéléré. Le réchauffement climatique constitue en ce sens la parfaite illustration qu’il est vain d’essayer d’aller à l’encontre du second principe de la thermodynamique. L’énergie perdue sous forme de chaleur par le système contribue à l’augmentation du désordre global. Cette dimension a très tôt été perçue comme un frein au développement encore plus puissant que celui de la rareté. Ainsi donc, si notre but est la poursuite du développement de nos sociétés en évitant le chaos, tant social qu’écologique, il nous faut le repenser entièrement en tenant compte, non seulement de la rareté de nos ressources mais également, de notre incroyable capacité à modifier le climat et les équilibres naturels dont l’homme, du moins dans nos sociétés modernes, a oublié qu’il dépendait.
Repenser le développement… Vaste entreprise. Au Nord, le débat tourne autour de la question du développement technologique (la croissance verte) versus des changements de mode de vie (consommer moins, travailler moins, vivre mieux…). L’idée de décroissance, dans son acceptation positive, commence même à faire son chemin, alors qu’elle date aussi de quelques décennies. Au Sud, la question du développement se pose en termes souvent plus basiques : il s’agit avant tout de pouvoir accéder à la sécurité alimentaire, à la ressource en eau, à des systèmes de santé, d’éducation décents. Comment concilier les limites naturelles de notre planète, le sur-développement du Nord et le sous-développement du Sud ? Posée en ces termes, la question appelle une réponse très simple : un ré-équilibrage est indispensable. Il s’agit de redistribution entre Nord et Sud, avec une contrainte climatique extrèmement forte.
C’est une contrainte. Mais j’aimerais montrer que nous pouvons en faire une chance unique si l’on veut bien aborder de front les questions du changement climatique et de la pauvreté, qui par ailleurs s’auto-alimentent.
Mais quand on évoque l’idée de redistribution, on entend d’abord « utopie ». Or il est aujourd’hui urgent de convertir cette utopie en projet de société, pour des raisons tant physiques qu’éthiques. Physiques, parce que nous nous rapprochons chaque jour un peu plus des limites naturelles du système et qu’il n’est plus soutenable, ni écologiquement ni socialement. Ethiques, parce que les impacts du changement climatique induit d’abord par le développement du Nord, se font déjà sentir sur les populations les plus vulnérables, le plus souvent au Sud, qui n’ont que très peu contribué au problème. Toute l’idée des petits calculs qui vont suivre est de démontrer que nous avons, non seulement le devoir, mais également les moyens de réaliser cette utopie. A condition de le vouloir.
450 parties par millions (ppm). C’est la teneur atmosphérique en CO2 qu’il ne faudrait pas dépasser pour conserver 50% de chances de maintenir l’accroissement de température moyen, à l’échelle du globe, en-deçà 2°C. 2°C semble un compromis raisonnable, qui tient compte du fait qu’on va maintenant avoir bien du mal à rester en-dessous (compte tenu de l’inertie du système climatique) mais qu’on ne veut surtout pas passer au-dessus, en raison des risques majeurs de déstabilisation totale et d’emballement de la machine climatique. C’est l’objectif clairement affiché en vue du proche sommet de Copenhague. Comme l’a démontré W. Broecker (Lamont-Doherty Earth Observatory, USA) en 2007, la teneur en CO2 augmente de 1 partie par million (ppm) chaque fois que nous émettons 4 gigatonnes de carbone (Gt C, milliards de tonnes de carbone) dans l’atmosphère à travers nos activités (déforestation, combustion des énergies fossiles, production de ciment). Depuis le début de la révolution industrielle voici deux siècles et demi, nous avons émis près de 500 Gt C, entraînant une élévation des teneurs en CO2 de plus de 100 ppm. Alors qu’elles ont fluctué naturellement entre 180 et 280 ppm au cours des dernières centaines de milliers d’années, les voici rendues à environ 380 ppm, avec un rythme d’accroissement jamais égalé et toujours plus rapide. Nous ne sommes donc plus qu’à 70 ppm du seuil à ne pas franchir, ce qui correspond à une capacité de stockage dans l’atmosphère d’environ 280 Gt C. C’est ce qui définit ce que W. Broecker a appelé notre « tarte carbone ». C’est une expression bien trouvée parce qu’elle impose une limite claire (au rythme actuel de nos émissions, cette capacité de stockage sera épuisée en 2030) et elle pose tout de suite les bonnes questions, celles qui sous-tendent toutes les négociations actuelles en vue de la suite à donner, lors du sommet de Copenhague, au protocole de Kyoto : comment se partage t-on cette tarte ? Et comment finance t-on les efforts à réaliser pour s’adapter au changement climatique en cours et limiter nos émissions à venir, pour ne pas dépasser cette limite de 280 Gt C ?
C’est là que les négociations achoppent actuellement. Avec le développement des pays dits émergents (Chine, Inde, Brésil…), les émissions des pays dits de l’Annexe I et celles des autres pays sont à peu près équivalentes aujourd’hui, de sorte que le Nord exige que le Sud prenne part à l’effort. Mais lorsqu’on prend en compte l’ensemble des émissions passées de CO2, qui ont conduit au problème que nous connaissons aujourd’hui, il est clair que le Nord y a contribué pour environ 80%. Il est important de noter dès maintenant que les trois-quarts de ces émissions passées ont eu lieu depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, elles sont donc toujours présentes dans l’atmosphère aujourd’hui. Du coup, fort justement, le Sud pose la question de son développement dans ce contexte de changement climatique auquel il n’a historiquement que peu contribué et face auquel il est bien démuni. Ceci est vrai tant d’un point de vue adaptation que d’un point de vue atténuation : le chemin du développement dans une économie carbonée, bien que non soutenable et pas forcément désirable, est connu ; celui du développement « sans carbone » reste à construire.
J’aimerais démontrer, grâce à un peu de simple arithm-éthique, qu’il est possible de sortir de ce cercle vicieux, en reconnaissant la responsabilité du Nord et en en assumant les conséquences financières. Celles-ci doivent permettre d’aborder la nécessaire redistribution Nord-Sud en couplant les dimensions environnementales et sociales d’un développement équitable pour tous.
Pour tenir compte de la responsabilité historique du Nord, il nous faut modifier la taille initiale de la tarte Carbone de W. Broecker. Se pose immédiatement la question de la date à laquelle nous pouvons commencer à comptabiliser cette responsabilité. Kyoto a opté pour 1990, les américains aimeraient que ce soit 2005… Plusieurs raisons me font penser qu’il est équitable de choisir 1950. Tout d’abord, nous sommes alors un demi-siècle après qu’Arrhénius nous ait alerté sur les liens entre l’extraction de charbon, le cycle du carbone et le réchauffement. Dès 1910, dans son « évolution des mondes », ce Prix Nobel de Chimie (1903) prévoyait un réchauffement d’environ 4°C si l’on venait à doubler les teneurs en CO2 dans l’atmosphère. Les plus sophistiqués de nos modèles, un siècle après, ne disent pas grand-chose d’autre. Ensuite, au milieu du XXème siècle, la dimension entropique déjà évoquée du développement matériel et ses conséquences sur le climat est déjà connue, suite aux travaux pionniers de Vernadsky, Lotka, Georgescu-Roegen, bien qu’elle restera longtemps étouffée sous l’idéologie dominante, le mythe d’une croissance matérielle infinie. Enfin, depuis un demi-siècle que nous les mesurons directement, nous regardons les teneurs en CO2 augmenter dans l’atmosphère, la courbe de Keeling se construire avec une régularité remarquable, presque inexorable. Il suffit d’explorer qui se cache derrière ces quelques noms, pour comprendre qu’il ne s’agissait aucunement de « savants fous » mais plutôt de pères fondateurs de grandes théories voire même de disciplines nouvelles, qui n’ont simplement pas été écoutés.
1950 donc. Depuis cette date, nous avons émis 356 Gt C de sorte que la tarte carbone était initialement de 636 Gt C, à consommer avec modération entre 1950 et 2030, date à laquelle nous devrions avoir épuisé notre capacité de stockage pour les 280 Gt C qu’il nous reste à émettre. Combinons deux philosophies qui pourraient paraître contradictoires, celle des droits de l’homme et celle du marché. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme nous dit que nous naissons tous libres et égaux en droit. Disons donc que nous avons tous le droit d’émettre la même quantité de CO2 et répartissons ces 636 Gt C au prorata de la population : 20% pour les pays développés, 80% pour les pays les moins avancés et en développement. Avec cette répartition, le Nord a le droit à 127 Gt C et le sud, à 509. Or, ayant contribué à hauteur de 80% des 356 Gt émises depuis 1950, le Nord en a déjà émis 285 Gt C ! Nous avons donc déjà largement mordu sur la part des pays du Sud, pour environ 158 Gt C. Le sud, qui n’en a émis depuis lors que 71, devrait être en mesure d’en émettre encore 438 (509-71). Non seulement le Sud ne dispose t-il plus de son quota initial, mais on lui demande en plus de limiter ses émissions, sans lui en donner véritablement les moyens.
En parlant de moyens, faisons un peu de biogéo-économie… En octobre 2009, le prix de la tonne de CO2 sur le marché européen des quotas d’émission est d’environ 14 €, soit 51 € la tonne de C. Et là, si l’on se souvient que gigatonnes veut dire milliards de tonnes… on multiplie 158 milliards de tonnes par 51 € la tonne de carbone et on obtient quelques 8000 milliards d’euros ou 12000 milliards de dollars ! Il s’agit là d’une première estimation de ce qu’on pourrait appeler la dette climatique des pays du Nord aux pays du Sud, même si l’on peut débattre de la notion de « dette » à proprement parler, quand il s’agit plutôt d’un vol. Poussons cette logique de marché jusqu’au bout : si j’étais un pays du Nord, je paierais maintenant, avant que la tonne de CO2 ne soit multipliée par dix, pour atteindre les prix réclamés par le GIEC…
Même au prix actuel de la tonne de CO2, honteusement bas, le montant peut paraître vertigineux. De fait, il correspond environ à 1000 paquets fiscaux, à 100 fois le montant annuel de l’aide au développement, à 10 fois les dépenses militaires annuelles à l’échelle de la planète. Il représente surtout 10 fois le montant de la dette externe publique des pays du Sud, et 4 fois le montant total de cette même dette externe, si l’on y ajoute sa composante privée (data CADTM). Cette dette externe représente un frein au développement des pays du Sud, certain de ces pays consacrant une part plus importante de leur budget à son service, plutôt qu’à des dépenses sociales pourtant indispensables. Son annulation est réclamée depuis longtemps par de nombreuses ONG (CADTM, Jubile Sud…), en raison de son caractère odieux et illégitime. Ces ONG n’ont d’ailleurs pas attendu cette estimation de la dette climatique pour justifier cette annulation. Seulement voilà, dans la pratique, les créanciers du Nord (FMI, Banque Mondiale, Etats…) s’y refusent, ne consentant qu’à quelques allégements ici ou là. Le montant de la dette climatique pourrait permettre d’aborder ce processus d’annulation de la dette du Sud, sous un angle purement pragmatique : ayant perçu 12000 milliards de dollars, le Sud pourra en utiliser une petite partie pour rembourser sa dette et conserver encore la plus grande partie pour satisfaire à ses besoins essentiels tout en ayant la capacité de s’adapter au changement climatique en cours. A ce stade, il me faut ajouter un point important : ayant épuisé leur quota, les pays du Nord ne peuvent plus émettre de CO2, à moins de le racheter aux pays du Sud. En visant une phase de transition d’une vingtaine d’années, au rythme actuel de nos émissions (environ 4 Gt C pour les pays du Nord), ce rachat correspondrait à quelques 6000 milliards de dollars supplémentaires… Il s’agit là d’un levier extraordinaire pour le Sud, dans le cycle de négociations pour l’après-Kyoto.
Bien sûr, il ne s’agit pas de s’acquitter de cette dette climatique pour ensuite continuer comme avant, au nord, ni sans s’assurer de l’utilisation de ces sommes, au sud. Ceci implique d’abord une remise en cause totale des rapports Nord-Sud, souvent minés par le triptyque profit-dictature-corruption, au détriment des populations. Ceci implique également de s’assurer qu’un tel paiement ne conduise pas à un développement effréné, semblable à celui du Nord. Tout au contraire, une partie du paiement de cette dette climatique pourrait l’être sous la forme de transferts technologiques qui permettraient au Sud de se développer, mais différemment, avec une intensité carbone nettement moindre. Il faudra, au Nord comme au Sud, remettre le développement humain au centre de cette perspective et ramener le développement économique au rang qu’il n’aurait jamais du quitter, à savoir, celui de simple moyen.
Derniers petits exercices d’arithm-éthique, de l’échelle globale à l’échelle individuelle, pour simplement montrer que si nous nous devons de le faire, pour les populations du Sud et pour les générations à venir, nous le pouvons également… Prenons tout d’abord ces 18000 milliards, correspondant à notre dette passée et au rachat de nos émissions à venir. Répartissons-les sur les 20 ans à venir, cela représente quelques 900 milliards par an, soit environ 2% du PIB mondial. Est-ce réellement si énorme ? De la même façon, reprenons ces 900 milliards par an et répartissons les sur le milliard et demi des habitants du Nord. Nous obtenons un chiffre d’environ 2 dollars par personne et par jour. Loin de moi l’idée de dire que nous devons tous payer cette somme, qui représente beaucoup pour de plus en plus de gens dans nos pays. La façon de collecter ces fonds ferait sûrement débat, elle dépasse le cadre de cet article mais au fond, peu importe. Seule la volonté politique devrait compter. Et c’est l’ordre de grandeur qui m’importe ici. 2 dollars par personne et par jour. C’est le prix à payer pour un développement équitable, pour tous, qui tienne compte de la contrainte climatique. Nous trouvons que c’est beaucoup. 2 milliards de personnes sur notre planète n’ont pas ce montant pour vivre.
2% du PIB mondial ou 2 dollars par personne et par jour, ces ordres de grandeur permettent de poser la seule question qui devrait compter réellement : le voulons-nous vraiment ?
Olivier RAGUENEAU
Pachamama, le magazine gratuit d'écologie politique internationale
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