"Le motif de base de la résistance était l'indignation. Nous vétérans des mouvements de résistance et des forces combattantes de la France libre, nous appelons les jeunes générations à faire vivre, transmettre, l'héritage de la résistance et ses idéaux. Nous leur disons : prenez le relais, indignez-vous ! Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l'ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l'actuelle dictature des marchés financiers qui menacent la paix et la démocratie.

Je vous souhaite à tous, à chacun d'entre vous d'avoir votre motif d'indignation. C'est précieux."

Stéphane Hessel

samedi 23 novembre 2013

"Il y aura toujours des clients!" (Elisabeth Badinter)


"l’état n'a pas à légiférer sur l'activité sexuelle des individus"
E. Badinter

Elisabeth Badinter, opposée à l'idée de pénaliser les clients de prostituées, estime dans un entretien au Monde publié mardi que "l'Etat n'a pas à légiférer sur l'activité sexuelle des individus", et "regrette qu'on n'entende pas davantage les prostituées" dans ce débat.

Pour la philosophe, la pénalisation des clients, "c'est la prohibition. Je préfère parler de prohibition plutôt que d'abolitionnisme, car c'est l'objectif des auteurs de la proposition de loi", affirme-t-elle.

"Sous prétexte de lutter contre les réseaux, c'est la prostitution qu'on veut anéantir. L'Etat n'a pas à légiférer sur l'activité sexuelle des individus, à dire ce qui est bien ou mal", insiste-t-elle.

Mme Badinter "n'arrive pas à trouver normal qu'on autorise les femmes à se prostituer, mais qu'on interdise aux hommes de faire appel à elles. Ce n'est pas cohérent et c'est injuste".

Jugeant que la volonté de punir les clients est "une déclaration de haine à la sexualité masculine", elle explique que "ces femmes qui veulent pénaliser le pénis décrivent la sexualité masculine comme dominatrice et violente. Elles ont une vision stéréotypée très négative et moralisante que je récuse". Selon elle, la proposition de loi ne va pas mettre fin à la prostitution: "Je ne connais aucune prohibition qui fonctionne. Elle démultiplie le pouvoir des mafieux".

"Favorable à la pédagogie sur la prostitution et les séquelles qui peuvent en résulter", la philosophe souligne que "dans certaines conditions, la prostitution est difficile à vivre, mais il y a des femmes pour lesquelles ce n'est pas aussi destructeur qu'on le dit".

"Je regrette qu'on n'entende pas davantage les prostituées. Elles seules sont habilitées à parler. Mais quand l'une affirme: +je le fais librement+, on dit qu'elle ment et qu'elle couvre son proxénète. Ce sont les seuls êtres humains qui n'ont pas le droit à la parole", déplore Mme Badinter.

Pour les prostituées victimes de réseaux, "la lutte contre l'esclavage des femmes doit être sans merci", ajoute-t-elle. Il faut "que les femmes prostituées puissent dénoncer leur proxénète à la justice sans craindre pour leur vie. Elles doivent être assurées de leur sécurité, d'avoir des papiers et d'être aidées".

"La loi contient des dispositions en ce sens, mais qui me paraissent vagues. Quel est le budget? Comment le prévoir quand on ne connaît même pas le nombre de prostituées ? Est-ce que la lutte contre les réseaux sera une priorité pour la police? Je n'ai pas le sentiment que cela soit le cas", fait-elle remarquer.

AFP - 19/11/2013

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Ainsi dans cette ligne Elisabeth Badinter, aux cotés de féministes et d'intellectuels qui s'opposent vivement à une telle politique d'interdiction, elle a publié la tribune, ci-après, dans le Nouvel Observateur :

"Si la ministre des Droits des Femmes avait annoncé son intention de mettre un terme à l'esclavage des femmes par les réseaux mafieux, tous, hommes et femmes confondus, applaudiraient son initiative. Cette guerre difficile à mener relève d'un impératif universel. Elle implique, entre autres, une augmentation des effectifs de police, une meilleure coopération internationale, une justice impitoyable et la reconversion ainsi qu'une véritable protection des filles qui dénoncent leurs proxénètes, associée à une possibilité effective de reconversion. Ce n'est pas le cas aujourd'hui.

Mais l'objectif d'abolir à terme la prostitution, sous prétexte d'en finir avec l'esclavage sexuel est d'une autre nature. Il ne s'agit plus d'un impératif universel, mais d'un parti pris idéologique qui suppose les postulats suivants : 1) La sexualité tarifée est une atteinte à la dignité des femmes. 2) Les prostituées sont toutes des victimes et leurs clients, tous des salauds.

Ces postulats sont éminemment discutables. Comme le clament les prostituées non contraintes par un tiers et qu'on se refuse à entendre, la dignité des femmes ne repose pas sur le critère des pratiques sexuelles. Mieux vaut l'admettre : toutes les femmes n'ont pas le même rapport à leur corps et la promiscuité peut être un libre choix. Une femme n'est pas nécessairement victime de l'oppression masculine lorsqu'elle se livre à la prostitution, soit qu'elle s'y adonne de manière occasionnelle, soit qu'elle choisisse d'exercer à plein temps cette activité plutôt qu'une autre. Enfin, au risque de faire grincer des dents : les hommes qui fréquentent les prostituées ne sont pas tous d'horribles prédateurs ou des obsédés sexuels qui traitent les femmes comme des objets jetables. Etrangement, nul ne fait jamais mention des prostitués homo ou hétérosexuels ni de la nouvelle "demande' des femmes d'une sexualité tarifée.

En réalité, " l'abolition" de la prostitution, contrairement à celle de l'esclavage, est une chimère. La sexualité humaine varie selon les sociétés. Et, dans une même société, elle change selon les époques et les classes. Ce n'est pas une raison pour imaginer qu'elle va se plier, comme une cire molle, à l'utopie d'une sexualité parfaitement régulée. La pénalisation des clients n'entraînera pas la suppression de la prostitution. Ni les call-girls ni les réseaux par internet n'en seront affectés, comme le prouve l'exemple suédois. En souffriront d'abord les prolétaires du sexe, qui seront plus que jamais soumises à l'emprise des proxénètes. Ces derniers profiteront de la situation, eux qui devraient être la cible première de l'action répressive des pouvoirs publics. Nulle inquiétude, les clients les plus favorisés se verront toujours proposer des moyens discrets d'assouvir leurs désirs.

Au nom d'une conception abstraite de l'humanité, les "abolitionnistes" [sic] veulent imposer à la société française leur choix idéologique. Mais qui peut s'ériger en juge dans ce domaine éminemment privé ? Chaque adulte doit être libre de ce qu'il veut faire ou ne pas faire de son corps. Décréter illégal ce qu'on trouve immoral n'est pas un grand pas vers le Bien, c'est une dérive despotique. Le pouvoir politique n'a pas à intervenir dans les pratiques sexuelles des adultes consentants. La priorité, c'est de faire de la lutte contre les trafiquants d'êtres humains une cause nationale et d'y mettre les moyens. Car là est le crime, et là est le défi. Poursuivre les clients, c'est se donner à peu de frais l'illusion d'agir. C'est céder à la tentation prohibitionniste qui consiste à tout espérer de la criminalisation de la consommation. Ce sera au bout du compte écarter de la vue ce qu'on ne veut pas voir et produire un enfer pavé de bonnes intentions."

Elisabeth Badinter, philosophe, Régine Deforges, écrivain, Caroline Eliacheff, pédopsychiatre, Elisabeth de Fontenay, philosophe, Claude Habib, professeur de littérature (Sorbonne-Nouvelle), Nathalie Heinich, sociologue (CNRS), Claude Lanzmann, écrivain et cinéaste, William Marx, professeur de littérature (Paris-Ouest), Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue (EHESS), Philippe Raynaud, professeur de science politique (Panthéon-Assas), Céline Spector, philosophe (Bordeaux-3), Georges Vigarello, historien (EHESS).

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L'express : Pourquoi trouvez-vous honteuse l'idée de poursuivre les clients?

Elisabeth Badinter : Autant nous sommes tous convaincus de la nécessité de faire un effort considérable contre la traite des filles de l'Est et du Sud, qui est de l'esclavage, autant je trouve détestable cette politique des moeurs menée au nom d'un moralisme victorien qui n'a davantage que de ne rien coûter. Je suis pour la liberté sexuelle absolue entre les adultes consentants.

Or, aujourd'hui, une proportion de femmes, certes minoritaire, mais loin d'être négligeable, se prostitue sans proxénètes. Elles pratiquent ce métier - qui n'est pas un métier comme les autres, je le reconnais - pour des raisons qui les regardent. Ces femmes ne sont pas les victimes irresponsables d'affreux clients.

Je ne vois pas pourquoi, au nom des femmes qui sont effectivement réduites à l'état d'esclaves dans les réseaux, on condamnerait la prostitution en général. Cela me semble révéler un profond mépris pour les prostitués hommes et femmes, qu'on traite comme des enfants. En vertu de quel principe faudrait-il les condamner, et condamner les hommes qui paient ces femmes qui veulent bien louer leur corps pour gagner en quelques heures ce que d'autres gagnent en un mois?

Car il y aura toujours des clients! Ceux qui croient que l'on peut supprimer le désir et la satisfaction vénale vivent sur une autre planète! Le week-end, lorsque je me rends à la campagne, je vois des filles dans la plus grande solitude qui se prostituent en bordure de chemin, parce que la loi de 2003 interdisant le racolage passif les a éloignées des villes. En Suède, la prostitution a quitté la rue pour se réfugier aux frontières et sur Internet. Ce sont les réseaux mafieux qu'il faut combattre.

Une des questions est de savoir si l’on peut parler de libre choix pour la prostitution ? mais choisit-on d'avoir des horaires décalés dans un supermarché ? Non, on les subit. L'idée de liberté réelle est utopique, mais la sexualité gratuite ou payée relève, à mes yeux, de la décision de chaque femme ou de chaque homme.

Ainsi on peut faire ce que l'on veut de son corps, sauf le mutiler. Vendre son rein est une atteinte à l'intégrité physique, pas pratiquer un rapport sexuel tarifé. Pour moi, le grand principe fondateur est l'avortement. Il y a trente-six ans, la société française a décidé qu'une femme était libre de disposer de son corps, y compris jusqu'à en faire disparaître un embryon. Aujourd'hui, je ne suis même pas sûre qu'on voterait une loi sur l'IVG.

Par Claire Chartier, publié le 13/04/2011

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