« C’est la décroissance ou le clash », avertit Dominique Bourg ex-pape du Développement Durable. Un repositionnement qui nous intéresse d’autant plus que ce professeur de l’université de Lausanne, philosophe, auteur de nombreux ouvrages sur l’écologie est très présent dans les institutions gouvernementales et économiques et… vice-président du CA de la Fondation de Nicolas Hulot.
La décroissance : Plutôt que d’utiliser le terme omniprésent de « crise », vous insistez sur le fait que nous vivons une période d’effondrement. Pourriez-vous nous précisez ce que vous entendez par ce mot ?
DB : Employer le terme de « crise », c’est supposer que l’on sorte d’une normalité pendant une période transitoire, ce qui peut durer quelques années ; puis que l’on retrouve un état de normalité, même si celle-ci peut prendre une forme différente de la situation antérieure. Aujourd’hui la période que l’on vit n’a rien à voir avec cela. Nous faisons face à une dégradation continue de la biosphère, un appauvrissement continu des ressources. L’ensemble des écosystèmes s’affaiblit. Nous entrons dans un goulot d’étranglement, sans aucune sortie à la normale possible. La crise est un concept qui est parfaitement inadéquat pour définir ce que l’on vit. Nous n’avons jamais connu une période aussi difficile dans l’histoire.
Pour apporter des réponses appropriées aux difficultés que nous traversons, il faut d’abord employer les bons mots pour les qualifier. Pour moi, il est clair que nous sommes dans une situation de pré-effondrement, comme la définie Jared Diamond dans son livre Collapse : car si la base matérielle se dérobe sous nos pied, c’est toute l’organisation sociale qui s’effondre. Tous nos modes de vie, toute la société repose sur des flux de matières et d’énergie sans cesse croissants. Or ces ressources sont en voie d‘épuisement et notre consommation d’énergie perturbe le système biosphère. Sans décroissance de ces flux de matières et d’énergie, on ne s’en sortira pas.
Quels sont les indicateurs de cet effondrement ?
Je vais d’abord parler des indicateurs matériels et de la relation énergie-climat. C’est une nasse à plusieurs niveaux. Aujourd’hui, il y a à la fois trop d’énergie fossile dans le sous-sol, et pas assez. Pas assez pour répondre à nos besoins croissants, mais trop au point de dérégler le climat. Avec l’exploitation des énergies fossiles non conventionnelles, comme le gaz de schiste, nous rejetons encore bien plus de CO2 qu’avec les conventionnelles, ce qui accélère les problèmes climatiques que nous connaissons.
Quand aux sources d’énergie renouvelables elles sont très gourmandes en matériaux : on construit des éoliennes ou, dans une moindre mesure, des panneaux solaires avec d’énormes quantités de minéraux, or tous les gisements sont en voie d’épuisement. Nous exploitons des filons de plus en plus profonds, avec une teneur moindre en minéraux, ce qui nécessite de plus en plus d’énergie pour les extraire.
Ajoutez à cela le problème de la raréfaction de l’eau douce, l’effondrement des ressources biotiques, notamment des ressources de la mer, l’érosion des sols, l’acidification des océans… L’un des dangers majeurs qu’engendre ce basculement des écosystèmes, c’est la chute des capacités de basculement alimentaire. On l’a bien vu durant les dix dernières années : les sécheresses ont provoqué une diminution des récoltes dans des régions agricoles importantes, comme la Russie ou les Etats-Unis. La possibilité d’un effondrement devient à terme très claire.
Quels sont les autres révélateurs du chaos actuel, sur les plans sociaux et moraux ?
Nous atteignons des niveaux d’inégalité jamais vu dans l’histoire. Jusqu’à la révolution industrielle, aucune région du monde n’était deux fois plus riche qu’une autre. Car les sources énergétiques étaient limitées : les muscles des hommes, des animaux, le bois, le vent, les cours d’eau… Il ne pouvait donc pas y avoir d’énormes différences entre les sociétés. Mais aujourd’hui, pour donner un exemple, le Qatar est 428 fois plus riche que le Zimbabwe. C’est une situation inédite : jamais les richesses n’ont été aussi mal réparties, concentrées entre les mains d’une minorité. Jamais les écarts n’ont été aussi importants.
On arrive à l’extrême de ce à quoi peut aboutir l’individualisme forcené. L’insensibilité à la souffrance d’autrui est maximum. Et le pire c’est qu’elle est justifiée, légitimée : une minorité peut tout à fait accaparer les ressources de la planète et nuire aux autres. On a fini par perdre complètement de vue que le sujet dépend de la relation avec autrui. Le moi repose sur des liens, ce n’est pas une entité séparée, distincte. Le déni de nos liens aux autres devient faramineux, et c’est une des raisons de notre décrépitude morale.
D’après vous comment le clash pourrait-il se manifester dans les années à venir ?
J’ai étudié la question de la démocratie écologique : comment faire en sorte de revivifier les institutions pour faire face aux enjeux actuels. Je n’ai pas de modèle tout fait, je ne sais pas quelle forme définitive elle pourrait prendre. Les institutions dépendent de nos manières d’être et inversement : elles s’influencent mutuellement. La pénurie matérielle va nous contraindre à revoir notre organisation, nos valeurs, nos modes de vie en profondeur. Pour amorcer la pompe, je propose dans mes livres d’impulser des modifications institutionnelles. Plus on attend, plus il sera difficile de faire face. Si le sommet de Copenhague avait abouti, il était prévu de diminuer de 3% les émissions mondiales de CO2, chaque année, même si cela aurait été très difficile à atteindre. Imaginons que la conférence de Paris réussisse en 2015 : la mise en œuvre de cet accord à partir de 2021 exigerait pour le même objectif de contenir la hausse de la température moyenne du globe en deçà de 2°C à la fin du siècle, une réduction moyenne de 6 à 9%.
Je réfléchit à trois scénarios dans mes recherches : la démocratie écologique par le changement institutionnel ; une démocratie écologique qui reconnait la vulnérabilité de la société globale et qui encourage des expériences originales, des modes de vie alternatifs, des initiatives locales marginales qui pourraient être des laboratoires intéressants pour la société de demain ; et le troisième scénario c’est de penser la société de l’après effondrement, car il est probable qu’on se casse la gueule. Même si le pire n’est jamais certain. Je ne m’appelle pas Madame Soleil, mais si je voulais m’amuser à faire des prévisions, je pourrais dire qu’on risque de vivre un mélange entre le délitement de Rome, qui a pris des décennies, et le XIVème siècle, quand se sont déroulés à la fois la guerre de Cents Ans, le petit âge glaciaire et la peste noire qui a fait des ravages et a occis un tiers de la population affamée… Un mélange de ce type nous pend au nez. Avec les données dont nous disposons, cela fait partie des scénarios possibles.
La décroissance N°96 – Février 2013
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