Les entomologistes appellent cela le phénomène du pare-brise. « Si vous parlez à des gens, ils ont un sentiment d'intuition. Ils se souviennent comment, dans le temps, les insectes s’écrasaient sur leur pare-brise », déclare Wolfgang Wägele, directeur de l'Institut Leibniz pour la biodiversité animale à Bonn, en Allemagne. Aujourd'hui, les conducteurs passent moins de temps à gratter et à frotter. « J’ai tendance à ne me fier qu’aux données scientifiques », explique Scott Black, directeur exécutif de la Société Xerces pour la conservation des invertébrés à Portland, en Oregon. « Mais quand vous réalisez que vous ne voyez plus tout ce bazar [sur votre pare-brise], ça vous prend aux tripes. »
Certaines personnes affirment que les voitures d’aujourd'hui sont plus aérodynamiques et qu’elles sont donc moins mortelles pour les insectes. Mais Black répond à cela en parlant avec fierté de sa « Ford Mustang », de son adolescence, et de ses lignes très longilignes. « J'avais l'habitude de laver ma voiture tout le temps. Elle était toujours couverte d'insectes ». A l’inverse, aujourd’hui, Martin Sorg, un entomologiste, a constaté l’exact contraire: « Je conduis un Land Rover, avec l'aérodynamique d'un réfrigérateur et le pare-brise reste propre ».
Ainsi sont les observations sur les insectes, il existe peu de données fiables sur l’abondance des espèces d'insectes, même si les scientifiques ont suivi des déclins alarmants chez les abeilles domestiques, les papillons monarques et les insectes du type vers luisant au cours du temps. Cependant peu ont prêté attention aux mites, aux mouches, aux coléoptères et ainsi qu’à d'innombrables autres insectes qui pullulent pendant les mois chauds.
Parmi les enregistrements qui existent, beaucoup viennent de naturalistes amateurs, qu'ils soient des collectionneurs de papillons ou des observateurs d'oiseaux. Ainsi de nouvelles séries de données à long terme sont issues de groupes d'entomologues, pour la plupart des amateurs, qui ont suivi l'abondance des insectes dans plus de 100 réserves naturelles, en Europe occidentale, depuis les années 1980. Il en est ainsi des membres de la société Krefeld (land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie) qui ont observé, enregistré et rassemblé des insectes de la région - et du monde entier - depuis 1905 et écrit plus de 2000 publications sur la taxonomie, l'écologie et le comportement des insectes.
C’est ainsi qu’en 2013 le groupe de la Société d'entomologie de Krefeld, a constaté quelque chose d'alarmant. Lorsqu'ils sont revenus à l'un de leurs premiers sites de piégeage démarré en 1989, la masse totale de leurs prises avait chuté de près de 80%. Peut-être était-ce une année particulièrement mauvaise ? Ont-ils pensé. Dès lors ils ont remis en place des pièges en 2014 et les chiffres ont tout été aussi dramatiques. Grâce à des comparaisons plus directes, le groupe - qui a conservé des milliers d'échantillons sur trois décennies - a constaté, également, des baisses spectaculaires dans plus d'une douzaine d'autres sites.
De telles pertes se répercutent sur la chaîne alimentaire. « Si vous êtes un oiseau qui mange des insectes vivant dans cette région, vous observerez que les quatre cinquièmes de votre nourriture a disparu au dernier quart de siècle, ce qui interroge », explique Dave Goulson, écologiste de l'Université du Sussex au Royaume-Uni, qui travaille avec le groupe Krefeld.
Même si, au premier coup d'œil, la « Liste rouge » d'insectes en voie de disparition de l'Allemagne ne semble pas alarmante puisque peu d'espèces y sont répertoriées comme éteintes car se trouvant encore dans un ou deux sites, il ne faut pas oublier que beaucoup ont disparu de vastes zones où elles étaient autrefois communes. En Allemagne, trois espèces d'abeilles ont disparu, mais la région de Krefeld a perdu plus de la moitié des deux douzaines d'espèces d'abeilles que les membres de la société ont documentés au début du 20ème siècle.
Au siège de la société, les salles stockent plus d'un million d'échantillons d'insectes individuellement fixés et nommés dans des vitrines. La plupart ont été recueillies à proximité, mais certaines proviennent de contrées plus exotiques. Parmi ceux-ci figurent ceux de la collection d'un prêtre local, membre actif dans les années 1940 et 1950, qui a persuadé ses collègues du monde entier à lui envoyer des spécimens. Des dizaines de millions d'autres insectes flottent dans des bouteilles d'alcool soigneusement étiquetées provenant de projets de monitoring initiés par la société Krefeld, dans les réserves naturelles des alentours. Heinz Schwan, membre de la société de longue date et qui a pesé des milliers d'échantillons de pièges, explique que la société a commencé à recueillir des enregistrements long terme, de l'abondance des insectes, en partie par hasard.
Au début des années 1980, les autorités locales ont demandé, au groupe, d'aider à évaluer comment différentes stratégies de gestion des réserves pouvaient affecter les populations d'insectes et leur diversité. Les membres ont donc surveillé chaque site, une fois par ans, en installant des pièges à insectes identiques aux mêmes endroits, à chaque fois, afin d’assurer des comparaisons pertinentes. En conservant tous les échantillons, car chacun représentait un instantané des populations d'insectes potentiellement intéressant, à une époque où la notion de « biodiversité »n'existait pas, cela a permis au groupe Krefeld de publier quelque résultats qui apparaissent inquiétants.
Au-delà de la baisse frappante de la biomasse globale des insectes, les données indiquent des pertes dans des groupes négligés jusqu’alors. Dans les données de Krefeld, les pollinisateurs importants présentent un déclin particulièrement important. En 1989, les pièges du groupe, dans une réserve naturelle, ont collecté 17291 insectes volants se répartissant en 143 espèces. En 2014, dans les mêmes endroits, ils ont trouvé seulement 2737 individus se répartissant en 104 espèces.
Depuis leurs premières découvertes en 2013, le groupe a installé de plus en plus de pièges chaque année. En collaboration avec des chercheurs de plusieurs universités, les membres de la société ont recherché des corrélations avec la météo, les changements de végétation et d'autres facteurs. Aucune cause simple n'a alors émergé. Même dans les réserves où la diversité et l'abondance des plantes se sont améliorées, Sorg déclare que « les insectes ont encore continué à disparaitre ».
Les changements dans l'utilisation des terres entourant les réserves naturelles jouent probablement un rôle. « Nous avons perdu énormément d'habitat, ce qui a certainement contribué à toutes ces diminutions », dit Goulson, écologiste de l'Université du Sussex au Royaume-Uni, qui travaille avec le groupe Krefeld. Au fur et à mesure que les champs s'étendent et que les haies disparaissent, les îlots d'habitats isolés préservés peuvent supporter moins d'espèces. L’utilisation accrue d’engrais sur les pâturages favorise également les graminées au détriment des fleurs sauvages que beaucoup d'insectes préfèrent pourtant. Et lorsque le développement remplace la campagne, les rues et les bâtiments génèrent de la pollution lumineuse qui égare les insectes nocturnes et les stoppent.
Les pesticides à base de néonicotinoïdes, déjà impliqués dans la crise généralisée des populations d'abeilles, sont un autre suspect majeur. Introduit dans les années 1980, ils sont maintenant les insecticides les plus utilisés de part le monde. Initialement considérés comme relativement bénins parce que souvent appliqués directement sur les graines, plutôt que par pulvérisation, ils sont devenus suspects parce que solubles dans l'eau et qu’ils ne restent donc pas dans les champs où ils sont utilisés. Goulson et ses collègues ont signalé, en 2015, que le nectar et le pollen des fleurs sauvages, à côté des champs traités, peuvent avoir des concentrations plus élevées de néonicotinoïdes que les plantes cultivées. Bien que les études initiales sur la sécurité aient montré que les niveaux admissibles des composés ne menaçaient pas directement les abeilles, elles influent cependant, selon des recherches, sur les capacités des insectes à naviguer et à communiquer. Les chercheurs ont trouvé des effets similaires chez les abeilles solitaires sauvages.
On sait moins de choses sur la façon dont ces produits chimiques affectent d'autres insectes, mais de nouvelles études sur les parasitoïdes suggèrent que ces effets pourraient être importants. Cependant, personne ne peut vraiment prouver que les pesticides sont responsables du déclin. « Il n'y a pas de données sur les niveaux d'insecticide et en particulier dans les réserves naturelles », dit Sorg. Le groupe a essayé de déterminer les types de pesticides utilisés dans les champs proches des réserves, mais cela s'est avéré difficile. Mais les pare-brise propres sont une indication.
De leur coté, entre 1970 et 2002, les pièges posés dans le sud de l'Angleterre n’avaient pas montré de diminution significative de la biomasse. Cependant les prises dans le sud de l'Écosse, ont diminué de plus des deux tiers au cours de la même période et Bell note que les chiffres globaux en Écosse étaient beaucoup plus élevés au début de l'étude. « C'est peut-être qu'une grande partie de l'abondance [des insectes] dans le sud de l'Angleterre avait déjà été perdue » depuis 1970, a-t-il dit, après les changements dramatiques de l'après-guerre dans l'agriculture et l'utilisation des terres.
La biomasse stable, dans le sud de l'Angleterre, peut être en partie attribuable à des niveaux constants de parasites tels que les pucerons, qui peuvent prospérer lorsque leurs prédateurs d'insectes sont absents. De tels parasites peuvent profiter de divers environnements, se déplacer sur de grandes distances et se reproduire plusieurs fois par an. Certains peuvent même bénéficier des pesticides car ils se reproduisent assez rapidement ce qui leur permet de développer une résistance, alors que leurs prédateurs diminuent. « Ainsi donc, beaucoup d'insectes vont bien, mais les insectes que nous « aimons » ne le sont peut-être pas », dit Black.
De leur coté les espèces d'oiseaux, en Amérique du Nord et en Europe, qui mangent des insectes volants, comme les alouettes, les hirondelles et les martinets sont en forte baisse. La perte d'habitat joue certainement un rôle, dit Nocera, « mais le facteur évident qui les lie tous ensemble est leur alimentation ». Certains indices proviennent de décennies de déjections stratifiées de Martinet ramoneur. Nocera et ses collègues ont échantillonné des cheminées désaffectées à travers le Canada où les Martinets ramoneurs avaient construit leurs nids depuis des générations. À partir de ces excréments, lui et ses collègues ont pu reconstituer un historique des régimes alimentaires de ces oiseaux qui mangent presque exclusivement des insectes capturés en vol.
Les strates ont révélé un changement frappant dans les régimes des oiseaux dans les années 1940, à peu près au moment où le DDT a été introduit. La proportion de coléoptères a été abandonnée, ce qui suggère que les oiseaux mangent des insectes plus petits - et reçoivent par la même occasion moins de calories par capture. La proportion de morceaux de coléoptères a légèrement augmenté après que le DDT ait été interdit, dans les années 1970, mais sans jamais retrouver ses niveaux antérieurs. Le manque de données directes sur les populations d'insectes est frustrant, affirme Nocera. « Tout est corrélatif. Nous savons que les populations d'insectes ont changé, engendrant la baisse que nous observons maintenant, mais nous n'avons pas suffisamment de données historiques, et nous ne les aurons jamais, car nous ne pouvons pas remonter dans le temps ».
Alors s’il est vrai que nous n’éliminerons pas tous les insectes, car les vertébrés disparaitront d’abord, nous sommes, par contre, parfaitement en capacité de causer des dommages massifs à la biodiversité qui nous est utile.
1 commentaire:
C'est vrai !
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