Alain Grandjean nous offre là, une synthèse implacable et une analyse de la "culture no limit" qui est pour moi : « tout ce que vous saviez déjà sur la situation actuelle sans savoir comment le présenter avec assez de force ». J'y retrouve, en mieux dis, ce que j'ai la prétention de développer depuis dix ans sur ce blog. Me voici content de ne pas me sentir complètement seul.
L’Anthropocène est une nouvelle ère géologique caractérisée par l’impact de plus en plus déterminant des activités humaines sur les grands équilibres de la biosphère et une pression considérable sur les ressources naturelles. Nous avons enclenché des dynamiques exponentielles sur tous les fronts : émission de Gaz à Effet de Serre, usage des énergies fossiles, consommation d’eau, dégradation des sols, déforestation, destruction des ressources halieutiques, érosion de la biodiversité, dispersion de produits toxiques et/ou écotoxiques…
Consommation énergétique et démographie
Commençons par la démographie. En 1800, l’humanité fête son premier milliard d’individus, après s’être multipliée par 5 en 1800 ans. S’il lui a fallu des millions d‘années pour devenir milliardaire démographique, son deuxième milliard lui a pris 130 ans, son troisième 30 ans, son quatrième 15 ans, ses cinquième et sixième 12 ans chacun. Les projections à horizon 2050[1] conduisent à des effectifs compris entre 9 et 10 milliards.
En parallèle, la capacité de l’humanité à transformer son environnement s’est démultipliée, grâce à la puissance thermodynamique de ses machines. En 1800, l’humanité consommait environ 250 millions de tonnes équivalent pétrole (TEP)[2], soit un quart de TEP par personne. Cette consommation a été multipliée sur les 200 ans suivant par plus de 40, pendant que la population était multipliée par 6 : la consommation individuelle a cru d’un facteur de l’ordre de 7[3]. Nous consommons aujourd’hui plus de 13 milliards de TEP…
Cette double croissance (démographique et de la puissance disponible) permet à l’humanité de s’approprier près d’un quart de la production primaire de biomasse[4], et 40 % de la production primaire terrestre évaluée à environ 120 milliards de tonne par an.
Consommation de ressources et émissions polluantes
80 % de notre énergie est d’origine fossile, dont la combustion émet du C02, un gaz à effet de serre. Les « climatologues »[5] comprennent de mieux en mieux les mécanismes et les conséquences de la dérive climatique, même si les incertitudes restent encore larges. La dérive climatique actuelle est liée aux émissions de gaz à effet de serre (GES), soit, en 2010, environ 50 milliards de tonnes d’équivalents CO2[6] par an dont 60 % environ sont du dioxyde de carbone dû à la combustion d’énergie fossile (charbon, pétrole et gaz). Depuis le milieu du XIX° siècle, l’humanité a émis 2000 milliards de tonnes de dioxyde de carbone.
La concentration de ce gaz est passée de 280 ppm[7] (un niveau stable en moyenne depuis 400 000 ans) à 400 ppm en 2013. En effet la biosphère (principalement les océans et les végétaux) n’absorbe que 12 milliards de tonnes de CO2 par an. C’est le niveau d’émissions auquel il faudrait arriver pour que la hausse de la température s’arrête.
De nombreux minerais sont également exploités dans des proportions non durables. Prenons un exemple, celui de l’acier, en suivant la démonstration de François Grosse[8]. Nous produisons annuellement de l’ordre de 1 milliard de tonnes d’acier par an, soit trente fois plus qu’au début du XXe siècle. La croissance aura été, sur cette période, d’environ 3,5 % par an. A ce rythme, la production cumulée d’acier en un siècle est égale à 878 fois la production de la première année. Si on prolongeait cette tendance, la production annuelle serait multipliée par 100 tous les 135 ans. On produirait ainsi, dans 270 ans, 10 000 fois plus d’acier qu’aujourd’hui !…Inutile d’être très précis dans l’estimation des réserves de minerai de fer pour comprendre qu’un tel rythme est impossible à maintenir, même pour un minerai aussi abondant !
Chaque année on libère 160 millions de tonnes de dioxyde de soufre, soit plus du double des émissions naturelles [9]
Nous sommes capables de déplacer chaque année autant de matériaux que les mécanismes naturels (érosion annuelle, volcanisme, tremblements de terre) soit de l’ordre de 40 milliards de tonnes par an.
Ère du mucus, sixième extinction majeure, érosion, eau douce…
Selon le Millenium Ecosystem Assessment,[10] le taux d’extinction des espèces est 50 à 500 fois plus élevé que le taux « naturel » (les estimations plus récentes portent ce chiffre à probablement 1000). Nous sommes à l’origine ce que le biologiste Edward Wilson a proposé d’appeler la sixième extinction[11] (la vie ayant connu depuis son apparition sur Terre cinq extinctions majeures). En nous limitant aux poissons, nous en pêchons chaque année 90 millions de tonnes et avons atteint depuis 20 ans un pic que nous ne pouvons pas dépasser malgré la puissance croissante de nos navires de pêche. Le professeur Daniel Pauly[12], expert international des ressources halieutiques, estime que nous risquons de rentrer, pour les océans, dans l’ère du Mucus, où règnent méduses et bactéries, du fait de la destruction de leurs prédateurs.
Les océans sont transformés en une gigantesque décharge. Une zone géante de déchets large de centaines de milliers de km2 a été découverte dans le Pacifique par l’océanographe Charles J. Moore. Une poubelle de la taille du Texas a également été repérée dans l’océan Atlantique.
Les forêts ont perdu depuis l’aube de l’agriculture une superficie difficile à évaluer, mais de l’ordre de 15 à 45 % de leur surface. 450 millions d’hectares ont disparu des régions tropicales entre 1960 et 1990. Le bilan des ressources en eau est aussi difficile à faire, et n’a de sens que régionalement. Nous utilisons annuellement la moitié des ressources d’eau douce disponible, en dégradant généralement sa qualité quand nous la restituons aux écosystèmes. Mac Neill cite l’estimation suivante qui est quand même significative : la consommation d’eau à la fin du XXè siècle représente 18% de la quantité d’eau douce s’écoulant sur la planète et l’utilisation directe ou indirecte en représente 54%. En 1700, l’humanité prélevait annuellement 110 km3 d’eau par habitant, elle en prélève 5190 km3 en 2000, soit 7 fois plus. A ce rythme même l’eau, une ressource très abondante sur la planète pourrait manquer.
La situation n’est pas meilleure du côté des sols. Près d’un quart des terres utilisées par l’humanité est dégradée[13] ? « Nous perdons chaque année 0,5% de notre capital-sol en soustrayant plusieurs milliers d’hectares par accroissement de nos cités et de nos routes, par nos pollutions par salinisation, par érosion ». La ruine progressive des sols va nous conduire à de nouvelles famines.
Dernier élément de ce rapide tour d’horizon : nous avons produit et disséminé plus de 100 000 molécules nouvelles, dont certaines sont très dangereuses pour la santé humaine et/ou les écosystèmes (que ce soit, entre mille exemples des néonicoténoides qui tuent les abeilles ou les perturbateurs endocriniens puissamment cancérigènes). Notre planète est devenue littéralement toxique[14].
Causes de l’anthropocène :
Comment comprendre cet acharnement de l’humanité à détruire les conditions de sa propre vie ?
Trois grandes causes me semblent à l’origine de ce comportement : la culture no-limit, la révolution scientifique et le dogme néolibéral.
La « culture no limit » : consumérisme, techno-optimisme et cynisme
Notre civilisation se caractérise par plusieurs croyances létales. Nous sommes individualistes, faisons de la liberté un absolu et refusons les limites.
Au plan économique, c’est Bernard Mandeville, avec sa fable des abeilles qui a fait le premier pas vers ce un monde absurde où les vices privés sont supposés engendrer des vertus collectives. L’apologie de la consommation et de la croissance qui, de fil en aiguille, en a résulté est la source de la consomption de la planète, qui caractérise l’anthropocène.
La fable des abeilles (1715) marque une véritable rupture anthropologique. Toutes les civilisations, toutes les cultures humaines tentent de discipliner ce que les grecs appelaient l’hubris, la démesure. Les morales et autres règles religieuses ou sociales, présentes dans toutes les cultures, visent toutes à éviter que l’homme se mette à « déborder », à mettre son intelligence au service de ses passions. Dans les civilisations de type chamanique ou animiste ce qui est recherché c’est un équilibre entre l’homme et la nature.
Mandeville renverse cet ordre des choses et transforme en valeur ce qui était considéré comme une faute majeure.
Le refus des limites imprègne maintenant notre culture, dans tous les domaines et se décline en croyances :
- La science et la technologie résolvent tous les problèmes
- Tout ce qui est concevable scientifiquement doit être recherché et expérimenté
- Les produits doivent être toujours nouveaux, sont donc vite obsolètes (gaspillage sans limite) et de plus en plus jetables
- L’innovation incessante est le moteur du progrès et de la satisfaction
- Il est interdit d’interdire
- Tout est possible
- L’art lui-même se doit être transgressif
Ce refus des limites est nourri des progrès des sciences et techniques et à l’origine d’un profond paradoxe. Face aux destructions massives de l’environnement permises par les sciences et techniques, celles-ci sont présentées par les « techno-optimistes » comme la source de la solution aux problèmes qu’elles ont créées. C’est la science qui va nous sauver en trouvant de nouvelles sources d’énergie (la fusion nucléaire, par exemple ou l’hydrogène. Ce paradoxe repose en fait sur une valeur (le refus des limites) et une croyance (la capacité à trouver une réponse à tous les problèmes créés) mais en rien sur des données factuelles.
Les industriels, les hommes de marketing savent exploiter ce refus des limites dans tous les domaines de la consommation :
- la cosmétique, qui permet de ne pas se voir vieillir ou d’atténuer les marques de l’âge
- la nourriture, où il devient possible de satisfaire à tous les goûts, de donner toujours plus envie, pour dégénérer parfois en obésité
- les produits d’addiction comme le tabac et toutes les formes de drogue de l’alcool aux autres.
- les biens de consommation courante où le risque de lassitude, de perte de désir est combattu sans cesse et des millions de produits nouveaux inventés chaque jour
Le cynisme de certains, mûs par leurs intérêts qu’ils expriment en pouvoir ou en argent, est évidemment caché derrière tous ces comportements et toutes ces recherches.
La boucle est ainsi bouclée : science, technologie, marketing, idéalisme et cynisme se marient pour détruire toujours plus nos ressources et nos conditions de vie, en donnant une apparence de rationalité à ce délire collectif
Transhumanisme : un nouvel horizon ?
Le courant transhumaniste, apogée de la culture no limit, applique ce qui se précède à l’humanité elle-même, qu’il pense améliorer grâce à la convergence des techniques NBIC. Selon les transhumanistes, le « mortalisme » serait une idée reçue. Leur objectif des transhumanistes c’est l’immortalité c’est-à-dire le refus de la « limite des limites »…
Voir www.transhumanistes.com
La révolution scientifique
Nous croyons que la science et la technique vont repousser les limites, et plus généralement vont nous « sauver ». Beau paradoxe quand on constate que ce sont bien les sciences et techniques qui nous permettent d’exercer cette insupportable pression anthropique sur la planète ! Mais il est vrai que l’efficacité de la méthode expérimentale (physique, biologie, médecine,…) a quelque chose de stupéfiant, voire de magique ! Elle a conduit à des applications dans tous les domaines (de la machine à café au GPS …) ce qui nous a permis de mettre au point des millions de machines, automates et robots, des milliers de molécules répondant à des besoins apparemment infinis (de lutte contre la souffrance, à la cosmétique en passant par les écrans plats….
Les chercheurs déploient une créativité sans limite (un million d’articles scientifiques produits dans le monde chaque année, en croissance…) et parfois revendiquée (la bio-éthique se heurte souvent à la demande de recherche a priori tous azimuts). La science nous a doté aussi d’une capacité à prévoir qui pourrait permettre d’anticiper les conséquences de nos activités et probablement d’une capacité à transformer la Nature.
Le dogme néolibéral et le capitalisme financier
Le libéralisme économique se fonde sur l’idée que la prospérité nait spontanément du libre jeu des intérêts et des forces individuelles. Le rôle de l’Etat au plan économique devrait se limiter à permettre cette liberté (par le droit de la concurrence et l’ensemble des dispositifs permettant de le faire appliquer). Le libéralisme économique est issu de la CNL et c’en est un des piliers. Il a fini par se transformer en religion : les marchés deviennent des dieux capables de satisfaire tous nos désirs et ne peuvent donc être encadrés ni même régulés
La réalité des faits et la théorie économique montrent qu’il s’agit d’un dogme et que de nombreuses situations nécessitent l’intervention de la puissance publique, ce qui n’exclue en rien un rôle déterminant des entreprises, de leur capacité d’innovation et de réponse fine aux besoins de leurs clients. L’économie s’est parée des habits de la science, notamment en ayant recours aux mathématiques et aux chiffres. Mais bien évidemment le dogmatisme n’est pas écarté par ce simple appareil !
Les années 1970 ont vu se déployer dans le monde entier un capitalisme financier, fils de ce dogme, qui oriente l’activité économique vers l’ultra court-terme (par ses exigences excessives de rendement du capital). Il ne cesse de stimuler les désirs de toujours plus et infantilise les individus ; il contrôle les medias, colonise les esprits et l’imaginaire. Il accroit massivement les inégalités.
La capitalisme financier asservit une partie de l’activité scientifique[15]. Il lutte contre toute régulation et a de plus en plus de pouvoir pour le faire. Il s’oppose à toute reterritorialisation de l’économie et à toute notion de frontière et de limite et il impose un libre-échangisme socialement et écologiquement inacceptable : les filets sociaux et les actions de préservation ou de réparation de l’environnement ne sont pas rentables et sont vues comme des sources de perte de compétitivité.
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[1] Voir par exemple Gilles Pison, Population et sociétés, N°480, juillet-août 2011.
[2] Une tonne équivalent pétrole est l’énergie contenue dans une tonne de pétrole. Les estimations de consommation énergétique au XIX° siècle sont sujettes à caution. Ce qui compte ici ce sont les ordres de grandeur.
[3] Cette moyenne cache bien sûr d’énormes disparités. Un Américain moyen consomme environ 8 TEP par an, un européen se situe plutôt à 4 et un habitant d’Afrique Sub-saharienne n’a pas accès à 1 TEP par an.
[4] Robert Barbault, Jacques Weber, La vie quelle entreprise ! Pour une révolution écologique de l’économie, Seuil, 2010.
[5] Plus précisément la communauté des scientifiques dont la discipline (qui peut être de la biochimie, de la modélisation informatique, de la dynamique des fluides ou de la paléoclimatologie entre autres) est mobilisée dans la compréhension des phénomènes climatiques. Les informations de synthèse sur la dérive climatique sont fournies par le GIEC (voir www.ipcc.ch). Voir http://alaingrandjean.fr/2015/01/05/le-changement-climatique-points-de-repere/
[6] Les émissions de Gaz à effet de Serre sont mesurées en tonnes équivalent CO2 , chaque gaz ayant un pouvoir de réchauffement global multiple de celui du CO2. Une tonne de méthane (CH4) par exemple « équivaut » à environ 25 tonnes de CO2. On les exprime aussi en tonnes de carbone. Du fait du rapport des masses (44/12), 1 tonne de CO2 vaut environ 3,6 tonnes de carbone.
[7] Ppm = partie par million.
[8] François Grosse, « Le découplage croissance/matières premières. De l’économie circulaire à l’économie de la fonctionnalité : vertus et limites du recyclage », Futuribles, Juillet-Août 2010, numéro 365.
[9] Robert Barbault, Jacques Weber, La vie quelle entreprise ! Pour une révolution écologique de l’économie, Seuil, 2010, page 79.
[10] L’évaluation des écosystèmes pour le millénaire (MEA) est une étude de 5 ans, lancée à la l’initiative du secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan visant à évaluer l’ état des écosystèmes mondiaux. Les travaux ont été publiés en 2005. Voir http://www.maweb.org/fr/Synthesis.aspx.
[11] Voir Richard Leakey et Roger Lewin, op.cité. Et plus récemment voir : Raphaël BILLE Philippe CURY, Michel LOREAU, Biodiversité : vers une sixième extinction de masse, Editeur : LA VILLE BRÛLE, 2014
[12] Daniel Pauly, Five easy pieces, the impact of fisheries on Marine Ecosystems, Island press, 2010.
[13] Daniel Nahon, L’épuisement de la terre, l’enjeu du XXIè siècle, Odile Jacob, 2008.
[14] André Cicolella, Planète toxique, Le seuil, 2013
[15] Voir Naomi Oreskes et Erik M. Conway, Les marchands de doute, ou comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur des enjeux de société tels que le tabagisme et le réchauffement climatique, Le Pommier, 2012. et Stéphane Foucart, La fabrique du mensonge, Denoël, 2013.
Posté par Alain Grandjean sur son blog "Chroniques de l'anthropocène"
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