Il y a 20 ans, Jacques-Yves Cousteau, le grand homme de la mer, qui inspira mon orientation professionnelle et philosophique, nous quittait.
Je me souviendrai toujours comment, quand j’étais enfant, je me délectais de ses documentaires qui passaient à la télé, le dimanche après-midi. C’était une époque où la télé de mes parents était en Noir et Blanc et où il n’y avait que deux chaines et demie (FR3 ne diffusait que l’après-midi). Une époque où internet et sa formidable possibilité d’ouverture n’existait pas. Une époque où la seule lucarne, sur le reste du monde, était la télé et où les documentaires n’étaient pas produits à profusion et avec moult effets de caméras GoPro, de drones et d’images HD toutes plus belles et plus spectaculaires les unes que les autres. Je vous parle d’une époque où, alors que je m’ouvrais à autre chose que moi-même, nous découvrions les premières traces de pollutions sur les glaces du pôle Nord, à cause du mode de vie occidental, me faisant réaliser, soudainement, combien notre Terre était petite et limitée, où tout était lié. Je pris conscience ce jour-là de ma propre fragilité. Un vertige immense me pris ce jour-là et je passerai le reste de ma vie à essayer de comprendre. Pour se faire, à l'époque, je passais mon temps, au grand désespoir de mon cher père, devant les émissions animalières comme « Terre des bêtes » ou bien encore « les animaux du Monde » dont je connais encore, par cœur, la chanson du générique.
Ainsi, à cette époque de mon enfance, de grands Hommes nous ouvraient sur le monde, je pense à Christian Zuber, documentariste animalier, journaliste, écrivain, producteur et conférencier, qui fut l'un des pionniers de la protection de la nature et de l'environnement et administrateur du WWF où je fis mon Service National en tant qu’objecteur de conscience. Zuber m’ouvrit sur le monde des animaux, sur les espèces, sur la vie sauvage, … sur la beauté à la fois simple, complexe et multiple. Il me fit voir la vie.
Il y eu également Haroun Tazieff qui me fit découvrir les entrailles de la Terre et me permit d’appréhender les frontières de ce grain de poussière perdu dans l’immensité sidérale. il me fit comprendre la fragilité de ces frêles radeaux de roches flottants sur une masse magmatique dantesque. Il me fit voir la roche et le feu. Je pense à lui tous les jours quand je rentre dans mon atelier, au CNRS de Gif-sur-Yvette, qui se trouve être dans les locaux où il termina sa carrière. J’y vois là comme une évidence.
Il y eu Paul-Emile Victor, Bernard Moitessier ou bien encore à Eric Tabarly qui, par leurs écrits, me firent découvrir le goût de la navigation, le plaisir de la contemplation océanique et de l’insoumission. Ils me firent voir la liberté.
Et bien évidement il y eu Cousteau qui me fit tant rêver, qui me fit si bien comprendre, petit à petit, la fragilité de cet ensemble que les autres me montraient, cet ensemble qui constitue notre seul et unique vaisseau spatial. Cousteau, qui m’ouvrait un monde lointain et maritime, plein d’embruns, d’aventures et de camaraderie, semblait me guider vers mon métier d’océanographe. Il me semble l'avoir compris très tôt. Cousteau qui su si bien montrer les liens qui nous unissent à la Terre mère semblait m’enjoindre gentiment de poursuivre, avec d’autres, le combat de l’écologie. J’ai suivi ce chemin, autant que j’ai pu, mais autant l’avouer, sans grands succès.
A sa suite, comme dans une sorte de filiation évidente, j’ai vu la mer, j’ai vu les tempêtes, j’ai senti les vents, j’ai vu l’Antarctique et l’Arctique, j’ai vu la mer défiler sous la proue des bateaux, j’ai vu les oiseaux marins tournoyer, j’ai vu les baleines et les dauphins, j’ai vu les tortues et les phoques, j’ai vu les manchots et les ours blancs, J'ai vu le soleil de minuit et les aurores australes, j'ai vu et je me suis émerveillé ... mais j’ai vu, aussi, la mer vide de vie, les algues filamenteuses recouvrir les fonds de la Méditerranée, les algues venir remplacer le corail moribond de Guadeloupe, j'ai vu les chalutiers racler le fond de la mer, j'ai vu les bateaux pécher au lamparo ne laissant aucune chance à leurs proies, j'ai vu les espèces invasives se déployer grâce à la bêtise des Hommes et aux changements climatiques, j'ai vu des Hommes tenter la réintroduction d’espèces dans des milieux détruits, j’ai vu le plastique en mer et sur les plages, j’ai vu les macro-déchets dans les abysses, j'ai vu le béton couler sur le littoral, des marinas se créer et d'autres s’agrandir aux détriments des habitats fragiles, j'ai vu des hôtels pieds dans l'eau se construire, j'ai vu des municipalités recharger, de sable et à grand renfort de Gaz à Effet de Serre, leurs plages victimes de leurs aménagements imbéciles, pour que les touristes, cette année encore, soient nombreux à les polluer, j’ai vu tout cela à la suite de Cousteau et de son fidèle ami Falco qui, les premiers, se sont alarmés de l’emballement de la dégradation de l’environnement. Se sont alarmés, en vain, du grand saccage. Je pense à Cousteau à chaque fois que je suis en mer, à chaque fois que je présente ma conférence sur le Développement Durable, aux lycéens car je leur parle de son combat pour les générations futures, pour les générations qui n’existaient pas encore et dont ils sont, aujourd’hui, ceux dont il parlait.
Jacques-Yves Cousteau ne se définissait pas comme un scientifique mais comme un « marin, technicien océanographique et cinématographique ». Il se disait un amoureux de la nature, particulièrement de la mer, en reconnaissant que sa vision avait évolué avec son époque, de l'explorateur-chasseur et pêcheur au logisticien pour scientifiques et protecteurs. J’ai eu la chance de le rencontrer, par deux fois, à la suite des conférences qu’il donnait pour conclure les cycles de séminaires d’océanographie à l’Institut Océanographique de Paris.
Et à sa suite, j’ai goûté à la désillusion d’un combat vain pour préserver une humanité dont le seul souhait est de posséder jusqu’à l’écœurement. Une l’humanité qui se partage entre ceux qui ne pensent qu’à jouir dans une grande turgescence orgiaque, collective et immonde et ceux qui tentent de survivre à cette jouissance de riches. Ainsi la France, pays pourtant tant aimé, n’est peuplée que de gens dont la seule préoccupation est de savoir comment ils vont pouvoir passer leur vacances, des gens qui ne voient pas l'utilité de préserver l'environnement, car « ils sont bien gentils ces écolos, mais il faut être réaliste et arrêter de rêver, c'est pas ça qui relancera ni la consommation ni la croissance ! », mais qui, chaque été, vont chercher, à grand coup de pots d'échappements ou de kérosène à pas cher, le paysage préservé, le petit village pittoresque, le grand air, qui n'existent plus dans leur quotidien bétonné en trouvant que quand même, « c'est beau la nature préservée !».
Il y a 20 ans le grand homme de la mer disparaissait, j'ai une pensée pour lui et pour tous ceux qui l'ont profondément aimé, Jean-Michel, Fabien, Céline, Alexandra, Philippe Junior, Francine, Diane et Pierre-Yves ainsi que tous les anonymes qui, encore aujourd’hui, se retrouvent et se reconnaissent dans son héritage. Que sa mémoire vive toujours.