"Le motif de base de la résistance était l'indignation. Nous vétérans des mouvements de résistance et des forces combattantes de la France libre, nous appelons les jeunes générations à faire vivre, transmettre, l'héritage de la résistance et ses idéaux. Nous leur disons : prenez le relais, indignez-vous ! Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l'ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l'actuelle dictature des marchés financiers qui menacent la paix et la démocratie.

Je vous souhaite à tous, à chacun d'entre vous d'avoir votre motif d'indignation. C'est précieux."

Stéphane Hessel

dimanche 2 avril 2023

Sainte-Soline, témoignage de Mathieu Eisinger

Je suis traumatisé. 

Pas la peine d’euphémiser, de tourner autour du pot. 

Je suis traumatisé. 

Par ces deux heures. Était-ce une ? Trois ? Je ne sais pas. 

Le temps s’est fracturé, disloqué, étendu, rétréci. 

Impossible de savoir. 

Pendant tout ce temps où j’étais à Sainte-Soline, j’étais en enfer. 

Un enfer champêtre, entouré d’ami·es, en ayant marché dans la joie, accompagné de drapeaux au vent, de chants d’oiseaux, d‘un timide soleil et de gâteaux à la fleur d’oranger distribués ça et là, à qui en avait envie. Et puis le sol s’est dérobé sous mes pieds. 

Quelqu’un a brutalement changé la bande-son, a poussé le volume à 150db, les bouchons d’oreille que je mettrais plus tard, trop tard, n’y changeront que peu de choses. D’ailleurs merci mille fois à la personne qui a sorti un sac de 20 bouchons et les a distribués aux affamés de silence que nous étions. Je ne te connais pas mais je t’aime. 

Combien d’explosions ai-je entendu 100, 1000 ? plus encore ? De toute façon c’était trop, beaucoup trop. 

Et des lacrymos encore. Partout. De manière aléatoire, disproportionnée et soudaine. 

A l’héroïsme de la lutte du début, à l’affrontement presqu’enfantin de nos oiseaux de bois et de nos pancartes succède une pluie de lacrymogène partout. 

Une nuée de quads vole et attaque le cortège à ma droite. À mon extrême droite ? 

Je vois une chaîne humaine se former pour entourer le talus de terre que je devine être cette méga-bassines encore vide. 

Et cette chaîne mange des lacrymos. Encore et encore. 

Au milieu de ce tumulte, je me sens en danger psychique, je prends le large, je me recule mais là c’est pire. 

Les grenades assourdissantes vont plus loin que les lacrymos. Une d’elle explose à 5m de moi, j’ai le temps de voir la petite lumière rouge qui vibre et boum. L’onde du bruit me percute au thorax, souffle coupé. Je suis sonné debout. Mais où suis-je ? Qu’ai-je donc fait ? 

N’y-a-t-il aucun endroit où je suis en sécurité ? La foule crie pour soutenir les camarades qui partent au combat. 

Je hurle. No Bassaran ! No bassaran ! Je sors la rage qui est en moi. No Bassaran ! No bassaran ! 

Ce caillou qui est à mes pieds, vais-je le lancer ? Tout mon corps crie oui ! Je résiste. Je refuse. Je regrette aujourd’hui. 

Et ça pète. Ça pète sans cesse. Devant, derrière, à gauche, à droite. Des « attention ! » ponctuent chaque minute mais attention où ? En haut ? Il n’y a rien à faire. 

Des « Medic, Medic ! » fusent de plus en plus. 

Des mains se lèvent pour montrer la source de la demande d’un·e Medic. 

Mais quand est-ce que cela va finir ? Jamais ? Heureusement le vent nous aide. Notre agilité collective aussi. Dès qu’une lacrymo tombe nous sommes 8 à venir l’enterrer sous des mottes de terre que nous avons préparées mais contre les grenades de désencerclement ? Contre les grenades assourdissantes ? 

Nous sommes nu·es… Rien à faire. Rien. Nous ne sommes pas des guerriers. La puissance militaire est de leur coté. 

Combat perdu d’avance. Ridicule de nos parapluies contre leurs explosifs. Va-t-il y avoir des morts ? Combien ? 

Et médiatiquement… je sais que nous perdrons. 

Ha qu’il va bien leur servir ce camion qui brûle à cause d’un molotov de chez nous. Oui il y avait des molotov. Défense du pauvre j’ai envie de dire. 

Vous pourrez l’ouvrir votre JT avec cette image du camion CRS « en proie aux flammes » comme vous direz. Toute pensée de ce qui se joue ici s’arrêtera là. « Inacceptable » sera la couverture du Parisien du dimanche. Honte à vous, journaliste de l’ordre. 

Et ça pète encore. Et encore. Medic ! Medic ! Cela doit cesser. 

Nous ne faisons pas le poids. Tant pis. Préservons-nous. Il n’y a pas de mal à reconnaître la supériorité de force de l’ennemi. 

Qu’il garde la vacuité de son combat. 

Le ridicule de la situation. 

Ces 3000 robocops grotesques qui défendent un trou. Un immense trou que leur bêtise ne pourrait remplir tellement il est grand et pourtant… Ce sont des lâches, des faibles. Ils ne savent que taper. 

Et ça pète. Ça pète. 

Et puis ça s’arrête. 

Silence. 

Je suis devenu sourd ? Non, ça marche. Des cris. Des gens boitent. 

De la musique sur une remorque tirée à bout de bras arrive. Irréel. 

Ai-je rêvé cet enfer ? 

Petit à petit tout le monde s’affale, s’étend. 

On dort. On danse. On respire. 

On se retrouve. 

Donnez-moi des bras. 

Dans lesquels m’enfouir, m’enfuir, m’évanouir, disparaître. 

Des pétards d’artifices explosent. 

Mais n’en avez vous pas eu assez ?? 

Premier sursaut post-assaut. 

Je comprends instantanément que ce bruit s’est imprégné en moi. 

Profondément. 

Je marche sans réfléchir. 

Je suis le flot. 

I am the flow 

Mes yeux tombent sur deux compresses imbibées de sang. 

Tâche rouge sur la terre marron. 

La terre a bu du sang. 

La terre a bu du sang parce que des puissants s’accaparent l’eau. 

La terre a bu du sang parce que l’État protège les puissants. 

La terre a bu du sang parce que la propriété privé est plus forte que le bien commun. 

Ce qui se passe ici est essentiel. 

L’eau c’est la vie. 

La vie n’appartient à personne. 

Et surtout pas aux jeteurs de grenades ni à leur chef. 

La terre a bu du sang. 

Pourquoi ? Pourquoi tout ça ? Tout ça pour ça ? Quelle absurdité. 

Nous rentrons abattus. 

Je traverse la soirée comme un zombie. 

Envie d’être là. Envie d’être ailleurs. 

Le dimanche se passe. 

Je suis brassé mais rien de précis. 

Ça monte. 

Une chorale chante « à bas l’État policier » Nous reprenons à 300 voix. 

Je pleure. Ça monte. 

Le lundi, je me retrouve en salle de montage devant des images de la lutte de samedi. 

La bande son. 

Cette bande son me saute au visage. 

Je ne vais pas pouvoir regarder ça longtemps. 

J’écourte ma journée. 

Mardi manif. J’arrive place de la République. 

Un pétard explose. 

Je suis pétrifié. 

Panique-attaque. 

Je ne peux pas vraiment bougé. 

Heureusement je ne suis pas seul. 

-Ça va ? 

-Heu pas trop en fait. 

Des frissons montent le long de mes jambes. 

Je pleure. 

Je respire pour me calmer. 

Je redescend. 

Je pars dans le cortège. 

Re pétard. 

Puis un autre, celui de trop, à cinq mètres de moi. 

Je n’en peux plus. 

Je dois partir. 

J’ai du mal à marcher. 

Je remonte le cortège pour récupérer mon vélo laissé place de la République.

 C’est la République qui m’a gazé ? 

C’est la République qui m’a fait ça ? 

Je croise 40 CRS. 

Je me glace. 

Je suffoque.

Je marche mais je suis paralysé.

Je bouge mais je meurs. 

Je suis traumatisé. 

Pas la peine d’euphémiser, de tourner autour du pot. 

Je suis traumatisé.

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